lundi 10 juin 2013

Unité et diversité dans le monde arabe

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UNITE ET DIVERSITE

DANS LE MONDE ARABE

 

Yassine Al Haj Saleh

 

 

 

Quelques semaines après la chute d’Ibn Ali, qui a gouverné la Tunisie 26 ans, et ce suite à une révolution qui a duré un mois, une autre s’est enclenchée en Egypte durant 18 jours, et a fait tomber Hosni Moubarak qui a gouverné l’Egypte pendant 30 ans. Dans la foulée, en Libye où le colonel Kadhafi était au pouvoir depuis 42 ans, puis au Yémen, gouverné par Ali Abdallah Saleh un tiers de siècle durant, le processus révolutionnaire, d'une durée plus longue qu'en Tunisie et en Egypte, a balayé deux régimes où le projet de la succession par héritage était à l'œuvre. Toujours au même moment, et à rebours des processus évoqués plus haut, la révolution à Bahreïn est enrayée en raison de l’intervention saoudienne.

A peine trois mois après le début de la révolution tunisienne, une révolution, également, a eu lieu en Syrie, ce pays gouverné alors depuis 41 ans par la famille Al Assad. Elle est la seule « République » arabe où la succession par héritage s’est effectivement réalisée. Alors que dans les autres « républiques », les gouvernants arabes vieillissants en étaient à préparer leurs fils ou certains membres de leurs familles à prendre la succession. Cette réalité, qui allait à l’encontre des évolutions politiques générales à travers le monde, fut à la base de l’idée d’une «Exception arabe», concept forgé en Occident durant le dernier quart du siècle, pour  représenter cette notion de «blocage» arabe face à la démocratie. Dans la mesure où ce concept, prosaïque, parle d’une exception, il parle aussi d’un monde connu linguistiquement et culturellement, qui lui semblait uni dans son blocage face à une universalité hypothétique.

La succession des révolutions dans certains pays arabes dément l’idée de «l’exception arabe», mais elle confirme que nous sommes devant un «Monde» spécifique, dont les interactions internes prennent le pas sur celles qu’il a avec l’Autre et, précisément, dans les domaines culturel et psychologique. Ce qui signifie que, sur ces deux plans, ce Monde, d’une certaine façon, constitue un «Intérieur», ce dernier étant identifié comme l’espace dans lequel les interactions et les influences réciproques entre ses propres éléments devancent celles que ces derniers entretiennent avec l’Autre. Cet Autre est l’ «Extérieur». Ce qui, en tout état de cause, signifie que nous sommes face à un champ culturel distinct dont le principal élément de sa distinction est la langue arabe.

Ces interactions internes se distinguent des influence externes et matérielles, directes et multiples, reçues d’autres pays. Elles constituent plutôt un degré distinct d’identification, de sympathie et du désir de mimétisme. C’est ainsi que nous parlons d’un «monde arabe» et non, à l’instar des nationalistes arabes, d’une « patrie arabe ». Peut-être sont-elles similaires aux interactions dans l’Europe du 19ème siècle ou celles de l’Amérique latine d’aujourd’hui, mais  elles n’ont rien à voir avec les interactions internes actuelles en Syrie, Egypte ou en Tunisie.

Sur le plan politique aussi, le monde arabe constitue un « Intérieur» d’un certain genre; ce qui signifie qu’aucune des évolutions politiques importantes dans l’un des pays de ce monde  ne peut rester sans influencer les autres pays. C’est ainsi que, dans les années soixante du 20ème siècle, la vague du nationalisme arabe a influencé l’ensemble des pays arabes ; à l’instar de la montée des islamistes dans les années quatre-vingts et, aujourd’hui, de la vague des révolutions. La forme de l’influence varie, mais il n’y a pas dans les Etats arabes un seul pays qui ne reforme certains aspects du fonctionnement de ses institutions afin de «coller» aux évolutions en cours. Aujourd’hui, les différents pays arabes essayent de donner l’impression qu’ils gouvernent selon la loi, s’intéressant à la dignité et aux droits de ses citoyens. C’est l’effet des révolutions.

Sur ce plan politique, nous pourrions, en même temps, parler d’une différentiation et de dispersion, ou d’un mouvement d’éloignement entre les pays arabes, en raison de l’absence d’un pôle ou d’un centre d’attraction intérieure, de la présence des liens verticaux qui attirent différents pays arabes vers des puissances internationales et régionales dotées de pouvoir d’influence sur les deux plans : sécuritaire et économique, et du rôle «déstructurant» et de dépendance du système des pays du Golfe dans le champs arabe. Ici se rejoignent influence des revenus rentiers impressionnants des Etats du Golfe et protection sécuritaire américaine auxquels il faut adjoindre l'influence du «fondamentalisme» de l’Islam saoudien. L’effet du renforcement mutuel de cette influence se concrétise par une indépendance excessive de l’Etat par rapport à la société au point de s’en affranchir, ce qui affaiblit à l’extrême les possibilités d’un engagement de ladite société en faveur d’un gouvernement responsable ou constitutionnel.

Par son renforcement mutuel, ce triplet constitue une barrière isolante, protégeant les pays du Golf des contrecoups des révolutions arabes. Pourtant, le pays le plus périphérique et le plus fragile de cette zone, le Bahreïn, n’a pas été épargné par la contagion révolutionnaire, et n’a dû son salut qu’à l’intervention du système de sécurité régional des Etats du Golfe, avec un soutien américain.

L’Egypte partageait avec les pays du Golfe le lien vertical avec le centre américain. Elle fait de la protection de sa « paix » avec Israël l’axe de la  politique de son régime au lieu de protéger ce dernier par cette paix.

Plus importants encore que les liens politiques avec les centres internationaux, ce sont les liens économiques. Il y a un lien entre les revenus rentiers dans le monde arabe, le taux du risque économique, la faiblesse de la production locale d’une part, et la dépendance économique vis-à-vis des centres capitalistes, d’autre part. Mais même parmi les Etats arabes dont l’économie ne repose pas sur les rentes, il n’y a aucun Etat qui possède une structure de production suffisamment diversifiée et technologiquement développée. Il n’y a absolument pas, sur le plan économique, un «Intérieur» arabe. Les interactions économiques entre les pays arabes sont plus faibles que celles entre eux et l’Amérique, l’Union européenne et la Chine ; en dépit du voisinage relatif et la parenté culturelle entre eux, elles sont vraiment négligeables. Le taux de ces échanges est généralement en dessous du 10%.  

En résumé, le Monde arabe présente un aspect un peu étrange. Ses pays ne peuvent ni coopérer utilement entre eux, ni s’éloigner les uns des autres. Ils ne se réunissent pas en confiance et ne se séparent pas avec respect. Les liens culturels tendent à les pousser vers l’intérieur, alors que la faiblesse de l’économie et la sécurité les tirent vers l’«Extérieur». De ce fait, la politique arabe fluctue entre ces deux branches alternatives ! Il s’agit là d’un problème fondamental à prendre en compte pour réfléchir sur le système politique arabe. Ce dernier est constitué autour d’un lien culturel, mais d’autres liens de puissances attirent ses Etats vers des puissances extérieures influentes,  en particulier vers le bloc occidental. La Ligue arabe est l’appareil paralysé qui tente de gérer une situation paralysante.

L’interaction de l’économie rentière avec les liens extérieurs conforte de façon indue le « découplage » entre Etat et société, comme cela a été souligné plus haut. Que signifie tout cela ? Cela signifie que l’Etat dans le monde arabe est «extérieur», et non intérieur, trop politique et peu social, absolutiste et non constitutionnel. Cela signifie également que l’intérieur national, par rapport à l’ensemble des interactions intérieures,  ne possède même pas le poids nécessaire pour influencer les politiques générales.

Par ailleurs, la culture politique arabe, constituée autour d’une part, de l’expérience du colonialisme dont le prolongement de ses pires spécificités fut l’établissement de l’entité israélienne en Palestine, et, d’autre part, de la culture politique islamique axée autour de la religion et le djihad, facilite cette orientation extérieure de l’Etat et de la politique. En général, dans le monde arabe, l’Etat verrouille le domaine interne et participe, avec les «grands» au jeu international auquel cet Etat attache un grand prix. De cela, l’Etat arabe recueille une légitimité extérieure qui lui permet de restaurer la faiblesse de sa légitimité intérieure.

Dans le monde arabe, l'Etat se doit de créer à l'"intérieur" la fiction d'un monde hostile et dangereux, pour, en contrepartie, susciter un mouvement populaire d'adhésion autour de son «Chef» pour lui permettre de se défendre contre l’«Extérieur » hors du champ national

Il faut que le peuple à l'Intérieur sache que son Président, qui tente de jouer à l'international dans la cour des grands, fait son possible pour se rendre indispensable auprès de ces derniers. C'est ainsi qu’il peut garantir à la fois et sa propre personne et son régime.

Dans ce domaine, le régime syrien a atteint un degré professoral ! Et cela, sans tirer aucun profit local important. Par contre, il en tire un rendement politique très important, dont une grande partie se présente sous l’aspect de bravache régional, c’est-à-dire la peur des intimidations du régime dans la région, via des organismes et des diverses groupuscules, auxquelles s’ajoute un rôle du facteur idéologique au-delà du normal, et ce en raison d’une part, du voisinage israélien pernicieux et l’occupation du Golan et,  d’autre part, de la formation complexe de la société syrienne et le besoin de l’envelopper par une idéologie nationale généraliste.

Politiquement, l’Intérieur syrien reste assez faible par rapport au rôle régional joué par le régime, et cela même après le retrait forcé du Liban en 2005. La Syrie, dans le monde arabe, présente l’exemple de l’Etat extérieur qui se situe au même degré que les pays à revenus rentiers. Depuis les années soixante-dix du siècle dernier, la légitimité extérieure du régime surpasse sa légitimité intérieure. Aujourd’hui, il tente franchement de reprendre sa légitimité extérieure par le biais de la «protection des minorités» et du « combat contre le terrorisme » islamique.

La condition de l’Etat extérieur est celle qui distingue les Etats arabes de l’ensemble des Etats du monde d’aujourd’hui.

Que peut être l’effet des révolutions sur ce paysage? En fait, l’effet apparent des révolutions se présente dès maintenant sous la forme d’un retour de la politique vers l’intérieur. Dans tous les pays concernés, nous constatons un élargissement des champs intérieurs qui dépasse les institutions politiques héritées qui se sont, à l’origine, élevées sur l’abolition de la politique à l’intérieur; c’est précisément cet élargissement qui, aujourd’hui, y constitue la source des tensions, adversités et controverses.

En Tunisie, les Islamistes, parmi lesquels des salafistes et non seulement le groupe de la Nahda, sont entrés dans un champ dont les frontières et les règles du jeu se forment aujourd’hui d’une manière conflictuelle ; des laïcs émergent de l’oubli politique et la laïcité reprend une partie de sa dignité politique.

En Egypte, un tableau politique binaire se dessine également, dans lequel s’oppose un spectre «laïc», peu dense, face à des islamistes, des Frères musulmans et des salafistes, possédant des motifs assez puissants pour s’affirmer après une longue exclusion. Il semble que l’armée joue un rôle dont le poids s’approche de celui des islamistes, ce qui permet, par la suite, de parler d’un tableau triptyque. En dehors des problèmes d’un champ politique qui s’est brusquement élargi, l’Egypte souffre de problèmes politiques et économiques qui contraignent ses nouveaux gouvernants à se retourner vers l’intérieur. A court terme, il n’est pas probable que l’Egypte se retire des accords de Camp David, mais il est fort probable que le centre névralgique de la politique égyptienne reste la relation de l’Egypte avec les Etas Unis et le traité de paix avec Israël.

Après les aventures de Kadhafi et la mise en quarantaine de la société libyenne, profitant de la rente pétrolière, cette société apparaît divisée autour de plusieurs axes, régionaux, contractuels et ethniques, et il n’est pas sûr que les nouvelles structures politiques puissent affirmer une légitimité générale et une capacité spéciale à traiter ces divisions. Il n’y a pas de doute que le temps impérial de la Grande Jamahiriya est révolu.

Le Yémen n’était pas en mesure de jouer un rôle régional en raison de sa pauvreté et de sa situation entre le Commonwealth du Golfe et l’océan indien. La transformation politique avortée qui s’y est déroulée devrait le rendre encore plus préoccupé de son intérieur qu’il ne l’était dans le passé, préoccupation qui fut déjà trop importante.

Mais la grande transformation de l’Etat extérieur absolutiste en Etat intérieur touchera plus particulièrement la Syrie. Ce pays, est dès aujourd’hui, est le témoin d’une ample extension de son champ intérieur et ce, après un demi siècle de fermeture. Quelqu’en soit le résultat du conflit actuel, quoique le retour de la Syrie à la gouvernance de la dynastie d’Assad ne soit pas parmi ses issues probables, le centre de gravité politique va devenir intérieur. Il y a les problèmes des différents groupes syriens dont la manipulation par le régime d’Assad a été couverte par une idéologie nationale générale. Il y a aussi le dossier de la grande reconstruction, la reprise des activités sociale, politique et culturelle par une société qui en fut privée depuis un demi-siècle. S’y ajoutent les problèmes du monopole de la violence légitime, la fin de la dispersion des armes entre les différents groupes armés pour aboutir à une armée nationale unie et les risques des organismes liés à Al Qaeda ou à ceux qui lui ressemblent.

Est-il possible que cette transformation vers l’intérieur soit seulement temporaire et transitoire? Et que ce qui va être aboli ne soit pas le temps de l’Etat extérieur et ses structures, mais seulement ses équipes de commandement et l’idéologie qui légitime? Un Etat islamique face à l’ «Occident chrétien» qui fait suite à un Etat national face à l’Occident impérialiste ? Cela aurait été possible si les facteurs déterminants étaient la culture politique et l’efficacité de l’équipe gouvernante seulement. Il a déjà été dit que la culture politique islamique est très orientée vers l’extérieur comme la culture politique nationaliste arabe. Il n’est pas probable que l’équipe des islamistes soit plus efficace que celle des nationalistes arabes et qu’elle ne les imite pas en exportant les crises de sa gouvernance vers l’extérieur.

Mais le nouveau développement dans les révolutions arabes se présente d’une part, sous la forme de l’élargissement de sa base sociale et, d’autre part, par le fait que ceux qui entrent dans le champ du politique ne se limitent pas aux islamistes qui, même s’ils sont plus organisés, ont rejoint tardivement les révolutions et ne sont pas les plus proches ni de ses motifs ni de ses valeurs profanes. Nous ne sommes pas ici face à des militaires révoltés qui conduisent des sociétés qui viennent de se libérer du colonialisme, mais face à des sociétés dont la démographie a été multipliée par quatre, dont deux ou plus de ses générations avaient subi cette gouvernance, et dont de larges secteurs ont participé aux révolutions qui constituent une expérience fondamentale pour la jeune génération.

Nous pourrions ici parler d’une part, d’une tension fondamentale dans les révolutions entre l’élargissement de leur base sociale et de sa valeur et la large participation de la jeunesse et, d’autre part, de l’étroitesse des versions politiques qu’on lui donne et le vieillissement à la fois des forces et des sens politiques qui tentent d’y occuper des positions de commandement. Nous ne savons pas comment va se développer cette tension, mais ce que nous voyons dès maintenant c’est que le pouvoir des islamistes s’expose à de nouveaux défis intérieurs. La représentation de la logique des révolutions populaires dépasse non seulement les islamistes mais aussi leurs adversaires «laïcs» pour atteindre la jeunesse, ses revendications sociales et sa nouvelle sensibilité qui dépassent ces dualités.

En conclusion, nous pouvons nous demander : Est-il possible que ces grandes transformations historiques et inédites dans le monde arabe, précisément la transformation vers un mode de production interne pour produire la puissance et la politique, si on peut dire, ne puissent pas avoir un effet dans les autres pays arabes ? Y compris le centre de dispersion que constitue «l’Extérieur» saoudien (beaucoup d’extérieur et du passé, et peu d’Intérieur et du présent) ?

Nous avons vu que «Le Régime» répond avec force contre les tentatives de le changer. C’est ce qui s’est passé à Bahreïn, et c’est ce qui se passe, mais avec plus de violence, en Syrie. «La Syrie d’Assad» est la première ligne de défense du « Régime », non pas de l’Intérieur syrien, ni du «Régime arabe», mais du «Régime moyen- oriental» où Israël occupe une position qu'on pourrait qualifier d'américaine (similaire à la situation américaine mondiale), et du Régime de l’Etat extérieur. Elle est également la réponse définitive contre la révolte des gouvernés ressentie par ces régimes comme agression.

Le Monde arabe va-t-il changer?

Nous n’avons pas une réponse définitive.

Nous avons déjà parlé d’un Intérieur arabe en interaction ou d’influences réciproques, et nous estimons que le type des nouvelles interactions, en dépit de leur qualité interne, possède un effet plus contagieux sur l’ensemble des autres pays. Nous soupçonnons même que la réaction du Régime, à Bahreïn, puis particulièrement en Syrie, est orientée contre le nouveau mode de la production politique avec la tentative de se l’approprier dans le but de donner à la dépendance une nouvelle jeunesse.

Mais d’un autre côté, il se peut que les influences solidaires de la résistance du «Régime» (avec le soutien de deux durs Etats nationaux, l’Iran et la Russie), des modes d’engagement des parties régionales et internationales dans l’affaire syrienne (qui sont orientés vers l’appropriation de la révolution et l’obtention d’une grande influence dans la Syrie après Assad), puis la montée des islamistes (qui, du point de vue de la culture politique et de l’idéal social, sont un courant politique et idéologique «extérieur»), conduisent au renouvellement de la condition de l’Etat extérieur, même derrière le changement de son masque idéologique.

En tout état de cause, la question de l’unité et de la diversité dans le monde arabe est une affaire dynamique, liée aux transformations politiques et historiques, et non pas une donnée statique. L’«Unité» du monde arabe est variable et changeante, de même que sa diversité. Nous ne pouvons pas parler de l’avenir, mais il ne nous semble pas juste de dire que la solidarité des arabes appartient au passé et que la seule dispersion est leur avenir.

 

 

 

 

 

                                          Yassin Al Haj Saleh

 

 

                   Traduction de l’arabe (Syrie) : Badr-Eddine Arodaky

 

 

 


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