mardi 25 juin 2013


Abdessalam Al UJAYLI*


Badr-Eddine Arodaky



L’œuvre d’Abdessalam Al Ujayli part  du vécu, du concret et de l’histoire de son pays, la Syrie où il fut député et ministre. Il exprime et formule ainsi à travers ses livres la problématique de toute une génération et, même, de toute une culture.

Poète, son recueil de poésie, Les nuits et les étoiles, sans parler des inédits, en est le témoin ; essayiste, il a publié jusqu’aujourd’hui dix recueils d’essais ; conteur aussi dans ses récits de voyage ; humoriste et même satirique dans son classique Les Maqamât. Mais c’est par la narration sous les deux formes – nouvelle et roman – que son œuvre compte le plus ; poète, essayiste ou humoriste, il n’a jamais cessé d’être narrateur, et c’est ce qui fait son originalité d’écrivain et même sa particularité.

Ujayli a publié sa première nouvelle dans la plus grande revue littéraire arabe de son époque, Al-Rissala d’Ahmad Hassan Al-Zayyat, en 1936. Depuis, les écrits de Ujayli se sont succédé d’abord dans les revues littéraires arabes, Al-Adab, Al-Adib, Al-Hilal, Al-Maarifa, etc., ensuite dans des recueils tels que La fille de la sorcière, La montre de l’adjudant, Les lanternes de Séville, Amour et Psyché, Le traitre, Les chevaux et les femmes, Le chevalier d’Al-Kantara, Histoire de fous, L’amour triste, La mort de la bien-aimée, et des romans : Bassima dans les larmes ou Souriante dans les larmes (car la traduction ne peut exprimer ce double sens du prénom et de sa signification), Le quai de la Vierge Noire, Damas téléférique, Les fleurs d’octobre ensanglantées, Les noyés, etc.

Se situant à la période de l’essor de la production narrative, c’est-à-dire au début  des années cinquante, l’œuvre de Ujayli a cherché les éléments de la créativité ailleurs que dans la narration occidentale ; car il s’agissait effectivement non pas de traduire ou d’arabiser mais d’introduire un genre occidental dans la littérature arabe, dans lequel on ne pouvait dissimuler les traces d’aucun de ses maîtres. C’est justement l’avantage d’une lignée d’écrivains syriens, Ujayli entre autres, d’avoir pu tracer, chacun à sa manière, les lignes d’une narration, spécifique et distincte de celle  des autres pays arabes, il est vrai, mais qui aspire à s’imposer dans la culture arabe comme la seule possible.

Dans cette optique, l’univers narratif de Ujayli créé par ses recueils de nouvelles et de ses romans, présente les éléments de l’une de ces possibilités recherchées par la narration syrienne et dont le lecteur français pourrait enfin trouver les traces dans les œuvres traduites.

 

Abdessalam al Ujaili en français :Damas téléférique, éditions Publisud, 1984 ; Les lanternes de Séville, éditions Jean-Claude Lattès, 1988.

* Cet article a été publié par le Magazine littéraire, N° 251, mars 1988, dans le cadre d’une rubrique intitulée 12 grands auteurs, (Adonis, Rachid Boudjedra, Driss Chraibi, Mahmoud Darouich, Mohammed Dib, Emile Habibi, Youssef Idriss, Rachid Mimouni, Tayeb Saleh, Ghada Samman, Badr Chaker Al-Sayyab, Abdessalam Al Ujaili.

 

lundi 24 juin 2013




L’aventure   poétique
 de la littérature arabe*
 

Entretien :

  André Miquel - Badr-Eddine Arodaky


 

André Miquel est aujourd’hui l’un des plus grands connaisseurs de la culture arabe en France. Professeur au Collège de France, auteur de nombreux ouvrages consacrés à la culture arabo-islamique dont sa monumentale Géographie humaine du monde musulman (éditions Mouton-De Gruyter) et l’Islam et sa civilisation, (éditions A. Colin), il est aussi traducteur de grands textes arabes classiques et contemporains et auteur de plusieurs romans dont le dernier, Laylâ ma raison, est paru aux éditions du Seuil. Au cours de cet entretien, il évoque les questions relatives à la littérature arabe contemporaine.

 

Badr-Eddine Arodaky : Il y a vingt-cinq an[1], il n’était pas admis dans les universités françaises qu’un étudiant écrive une thèse dont le sujet portait sur une œuvre arabe moderne. Depuis, les choses ont bien changé. Serait-ce une reconnaissance « officielle » de la valeur de cette littérature dite moderne ou contemporaine ?

André Miquel : Une reconnaissance, oui sans aucun doute ; mais je crois qu’en fait le problème est plus général. Dans ma jeunesse, quand j’étais étudiant, il y a déjà quarante ans, il n’était pas admis dans l’université française d’écrire une thèse sur des gens qui n’étaient pas morts. Autrement dit, c’était la mort qui sanctionnait l’accès possible à la littérature. Fort heureusement, depuis, les choses ont changé. On a vu, je crois, du temps de Brassens[2] par exemple, des thèses faites sur Brassens ; il y a eu des thèses sur Sartre au moment où Sartre était vivant. Je crois donc que la question que vous posez doit être englobée dans la réponse d’ensemble. Sans préjudice naturellement de la question, sur laquelle on pourra revenir, de la valeur de la littérature arabe contemporaine.

BEA : Mais cette littérature, comment apparaît-elle à l’universitaire que vous êtes, mais aussi au créateur, c’est-à-dire participant de la créativité sur le plan du roman, ou de la traduction, qui consiste à rendre un texte étranger tout à fait familier dans une autre langue, etc… Vous recréez un texte aussi bien quand vous êtes traducteur qu’universitaire.

AM : Sans doute, mais je suis quand même un peu gêné pour vous répondre, parce que je suis ce qu’on appelle, pour l’arabe ou les autres disciplines, un classicisant. Je m’occupe des époques classiques, et si la littérature arabe contemporaine relève de mon horizon, non pas en tant que spécialiste, mais je dirais de mon horizon en tant que m’intéressant  au monde arabe, elle relève de ma culture générale d’arabisant plus que de ma spécialité. Cela posé, et ces précautions prises, je dirais que mon premier contact avec la littérature arabe contemporaine n’a pas été de l’ordre chronologique. Je n’ai pas commencé à Zaynab[3], par exemple, j’ai attaqué par Naguib Mahfouz que je connais bien maintenant : j’ai lu, je crois, toutes les œuvres qu’il a composées sauf peut-être les deux ou trois dernières. A travers lui et d’autres, la question fondamentale (et presque unique) que je me pose, c’est de savoir ce que cette littérature apporte aux lettres arabes  qui l’ont précédée, dans quelle mesure cette littérature apporte un changement, voire une révolution, ou au contraire s’inscrit dans des normes , dans des codes, dans des habitudes déjà acquis. Il y a, sans aucun doute, des choses tout à fait originales et (ce n’est pas étonnant) d’autant plus originales qu’elles sont plus récentes : je pense par exemple à Emile Habibi bien sûr, à Ghitany, à Tayeb Salih ou Sonallah Ibrahim. Je ne connais pas, j’y insiste, toute la littérature arabe contemporaine. Mais enfin, avec ces quatre noms je crois que nous pourrions déjà engager un débat sur les nouveautés par rapport à la littérature arabe classique.

BEA : Oui ; Je pense que la poésie a réalisé, il y a quarante ans maintenant, une rupture avec la tradition poétique arabe. Entrés dans la littérature arabe moderne depuis le début de ce siècle, prudemment, puis après la Seconde Guerre mondiale, avec force, d’autres genres littéraires comme le roman, la nouvelle, et cette fois-ci conçus à partir de la forme romanesque et de la nouvelle en Occident, telles qu’elles ont été pratiquées au XIXe siècle, réaliseront aussi sur le plan de la forme une autre rupture. Qu’en pensez-vous ?

AM : Pour la poésie je suis d’accord avec vous. Pour nous, au fond, en Occident, le phénomène de renouveau est assez récent ; je parle des lettres françaises, je ne sais pas trop ce qui se passe dans les autres pays ; il commence essentiellement à Baudelaire. C’est avec Baudelaire le premier, et avec ses successeurs, que la poésie, comme les autres formes d’art, s’est posée à elle-même le problème : est-ce qu’au lieu de continuer à dire autrement le message ordinaire, on ne doit pas trouver un autre message ? C’est Gaëtan Picon, je crois, qui le disait dans ces termes : est-ce que l’art ne doit pas être pour lui-même son propre domaine et sa propre fin ? Dans la poésie arabe, je crois que vraiment la révolution est faite et que les poètes arabes contemporains sont en effet les égaux des grands poètes d’aujourd’hui. Entre un René Char par exemple, en France, et un Adonis ou un Hegazi dans le monde arabe, il n’y a pas de différence de statut, dirais-je. Pour le roman, c’est un peu plus compliqué. Il me semble que le problème qui est posé aujourd’hui au roman arabe contemporain, est double : d’abord, je crois que l’aventure poétique se poursuit aujourd’hui dans le monde arabe non seulement à travers la poésie mais aussi à travers le roman. Je m’explique : la poésie, au sens premier du terme, c’est une création. Dans la mesure où c’est une création esthétique, elle est, comme toute création esthétique, un bricolage, au meilleur sens du terme : elle cherche des mots qu’elle assemble, de l’assemblage desquels doit sortir quelque chose de neuf. Elle est donc une recherche, une recherche complète sur le langage, et je crois que beaucoup de romanciers arabes contemporains, sans parler du langage même, conçoivent plus ou moins leurs œuvres comme des œuvres qui peuvent être aussi poétiques. Je prends un exemple : Naguib Mahfouz, pour revenir à lui. Jusqu’à Al-Liss wal Kilab (Le voleur et les chiens), Naguib Mahfouz écrit des romans que je dirais classiques par référence au roman occidental. Avec Al-Liss wal Kilab commence, soit sous forme du roman (je pense par exemple à Sarsarat Fawq al Nil), soit sous la forme de la nouvelle, une autre aventure de Naguib Mahfouz qui vise à créer quelque chose de neuf, non seulement à l’intérieur du roman ou de la nouvelle arabes, mais à l’intérieur du roman et de la nouvelle tout court. C’est un premier point qui me paraît très important pour étudier le roman arabe aujourd’hui.

Quant à la deuxième perspective dans laquelle on doit se placer, je pense à une question que nous posons tous plus ou moins : pourquoi n’y a-t-il pas encore un écrivain arabe qui ait eu le prix Nobel ? Et je dirais par exemple que Nqguib Mahfouz le mérite sans aucun doute. Qu’est-ce peut gêner, cette fois, l’accueil en Occident, du roman arabe contemporain ? Je me demande si la tragédie qui a été longtemps celle du monde arabe, et qui est encore aujourd’hui celle de la Palestine, ne pèse pas d’un poids si fort (mais je le dis avec toute la prudence nécessaire) que finalement cette littérature a peut-être peine à dégager, à travers sa propre expérience, quelque chose que j’appellerais universel, quelque chose qui soit susceptible de toucher l’ensemble du monde à travers une expérience particulière. Je pose le problème, encore une fois je ne le tranche pas ; mais il y a peut-être quelque chose à méditer.

La violence du choc auquel est soumis  le monde arabe depuis des décennies est telle qu’au niveau de l’expression, ce choc envahit la littérature, fait de la bonne littérature, certes, mais empêche cette littérature  d’aller jusqu’au point où elle devient universelle. On peut par exemple confronter ce phénomène à une certaine littérature yougoslave. Je pense à un autre prix Nobel, yougoslave justement, Ivo Andrich, qui a parlé en effet de son pays et des drames vécus par les pays slaves du sud, mais d’une façon telle qu’elle a été, à partir du Nobel, c’est vrai, immédiatement perméable à d’autres consciences que la conscience slave.

BEA : Nous avons parlé de la modernité et de la contemporanéité. Dans le monde arabe vous savez très bien comment le moderne est perçu par rapport à la littérature arabe : lorsqu’on parle de moderne, on se place à peu près à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, et les contemporains occupent les quarante dernières années. Parmi les grandes figures  de ces cent années, si j’ose dire, depuis la renaissance, la Nahda, jusqu’à maintenant, quelles sont les figures les plus marquantes à votre avis ? Dans le genre de l’essai, de l’essai historique, ou bien dans l’art par exemple, du théâtre, du roman ou de la poésie, quelles sont les figures dominantes par la forme d’expression même, ou l’écriture même, qu’ils ont pratiquée ?

AM : Je reviendrai une fois de plus à Mahfouz, non pas par commodité, parce que c’est celui-ci que je connais le mieux, mais parce que je crois qu’historiquement il a joué un peu le même rôle, mutatis mutandis, que Flaubert dans la littérature française. Je m’explique : que Flaubert soit un bon écrivain ou un mauvais écrivain (on en discute) n’a finalement pas d’importance. Flaubert est un homme, dans la littérature occidentale, remarquable parce que c’est avec lui que naît véritablement le roman moderne. De la même façon, je dirais que Mahfouz est important sur deux plans : d’une part parce qu’il a cherché à travers un pays qui est un des pays arabes-clés, l’Egypte, à créer quelque chose de profondément arabe et en prenant les choses dans l’épaisseur d’un peuple. C’est pourquoi, en effet, ses romans, y compris les romans traduits, sont reçus, eux, par le public français. Il y en a peu, mais là au moins l’accueil a été tout à fait favorable. La deuxième chose, peut-être plus importante, c’est que Mahfouz – Il n’a pas été le premier mais je crois tout de même que c’est avec lui que le mouvement a vraiment éclaté – a joué un rôle essentiel dans l’histoire de la langue arabe. Pour la poésie, finalement, les choses étaient plus faciles : elle avait à renouveler ses thèmes et son espace, ses fins, ses finalités. Mais la prose arabe, elle, la prose arabe d’écriture romanesque et d’aujourd’hui, avait à se créer elle-même. Parce que, nous le savons, la littérature arabe classique en prose est une littérature qui enseigne. On ne fait pas d’exercice de style en prose.

Je ne dis pas que les grands écrivains arabes classiques écrivaient mal, je dis qu’ils n’écrivaient pas pour bien écrire, ce qui est tout à fait différent. Ils prenaient la plume parce qu’ils avaient quelque chose à dire. Au contraire, et je crois qu’il faut en revenir à Mahfouz, il y a, au niveau du roman, toute une volonté de créer une langue romanesque, de couler un arabe modernisé, ou peut-être simplifié, sans doute, dans des modes qui jusque-là lui étaient pratiquement inconnus. Même Zaynab ; Zaynab appartient encore à une langue très classicisante, presque archaïsante, si on la juge aujourd’hui avec le recul. Je crois que c’est vraiment Mahfouz qui a fait éclater les cadres de la prose arabe contemporaine. Sans oublier quelque chose de très important : le volume même de sa production, et dans des registres très différents. Le roman social avec la trilogie, le roman déjà un peu, comment dirais-je, distendu, écartelé, avec Al-Liss wal Kilab, et puis les courtes pièces, les nouvelles.

BEA : Et que faites-vous d’une figure comme Taha Hussein, qui était davantage connu en Occident et surtout en France ?

AM : Oui. Il n’est pas question, naturellement, de nier l’importance de Taha Hussein, y compris dans l’avènement d’un nouvel arabe. Mais je crois quand même, au risque de choquer, qu’il y a moins de distance entre la prose arabe classique et Taha Hussein qu’il n’y en a entre la prose de Taha Hussein et celle de Naguib Mahfouz.

BEA : Et comment jugez-vous l’expérience linguistique de Tawfiq Al Hakim à ce propos ?

AM : Vous faites bien d’en parler. Je dirais que de toute son œuvre, s’il n’en fallait sauver qu’une, ce seraient les Yawmiyyât[4] qui sont un chef-d’œuvre, et qui peut-être demanderaient aujourd’hui une traduction nouvelle. Il y a là en effet le même effort sur le langage que chez Mahfouz (mais je parle des Yawmiyyât, je ne parle pas de de l’ensemble de la production de Tawfiq Al Hakim qui est beaucoup plus classique que Mahfouz) avec l’appel au dialectal, au moins dans les dialogues ; et surtout, ce qui fait pour moi le prix de ce roman, c’est l’admirable évocation d’un paysage égyptien qui est fait de terre et d’eau, entre la nuit et le jour, une espèce de paysage ambigu, comme dirait Berque, avec toutes les résonnances et tous les échos que le mot peut susciter.

BEA : Pourrait-on, d’après vous, parler d’une littérature arabe d’expression française ? Lorsqu’on parle maintenant de la littérature maghrébine écrite en français…

AM : Est-ce que Tahar Ben Jalloun fait une littérature française à résonnance arabe ou une littérature arabe écrite en français ? Moi, je crois que c’est de la littérature arabe écrite en français, et de la plus belle. Aucun auteur français n’aurait pu écrire ce qu’a écrit Tahar Ben Jalloun. Moi je l’ai fait avec Laylâ ma raison, mais pourquoi ? Parce que je me suis transplanté dans une littérature que je connais par le texte. Je ne me suis pas, comme Tahar Ben Jalloun, investi dans le monde où est né. Ce n’est pas possible, je suis né en Occident, je suis Français ; il y a des approches, il y a des prises qui m’échapperont toujours. Je ne suis pas né avec l’arabe.

BEA : Par conséquent vous différez complètement de certains de vos collègues qui ont considéré qu’une littérature écrite en français n’est plus arabe même si elle exprime une sensibilité arabe. Je ne veux pas jeter une pierre dans le jardin de Jacques Berque, mais lorsqu’il a fait son Langage arabe du présent, il s’est contenté de parler, d’analyser des textes écrits en arabe, sans faire aucune allusion aux œuvres écrites en français.

AM : C’est vrai, parce qu’on ne pourra pas nier le fait qu’une littérature française, c’est d’abord une littérature qui s’écrit en français, même si ce sont des étrangers qui l’écrivent. Le problème est de savoir les parts respectives de la France et du monde arabe qui composent cette littérature. Incontestablement, il y a une part, la part linguistique, qui revient entièrement à la France, et encore, je n’en sui pas si sûr : est-ce que telle habitude d’écrire, telle redondance par exemple (je ne parle pas de Tahar Ben Jalloun, je parle en général)appartient au français ou à l’arabe ? Le français n’aime pas répéter. Lorsqu’il répète, c’est toujours par intention stylistique, par intention délibérée, alors que l’arabe répète tout à fait naturellement. « Fa Amara An Yadribûhû fa Darabûhû ». Quand je traduis cela, je dis : « Il le fit battre », point. Ou : « Il ordonna qu’on le battît, et on lui obéit ». Je ne répète pas le verbe « daraba ». Pour en revenir de façon plus précise au sujet, il y a la langue entièrement française, et le style qui, dans des proportions majoritaires, appartient certainement au langage français, mais qui, dans des proportions minoritaires, peut relever d’une certaine façon d’écrire en en arabe transposée en français ; et puis il y a l’énorme champ des thèmes dans lequel les proportions sont à débattre.

BEA : Comment expliquez-vous l’inexistence absolue actuellement de la littérature dite érotique dans la littérature arabe contemporaine, alors que les Arabes, dans les temps classiques, ont fait des choses extraordinaires ? Je ne parle pas seulement des Mille et une nuits, mais aussi des Jardins parfumés de Nafsawi. Comment expliquer ce phénomène ? Par les censures ?

AM : Je ne crois pas. Je crois que fondamentalement les hommes parlent de ce dont ils ont envie de parler, de ce qui les occupe. Il y a un slogan célèbre depuis quelques années en Occident : « Faites l’amour, pas la guerre ». Je dirais hélas ! que les Arabes sont trop pris en ce moment avec les conflits qui les agitent. Ils ne sont pas les seuls, parce que les conflits du Golfe ou de la Palestine, je les ressens aussi, peut-être en effet parce que je m’occupe des Arabes et que je les aime bien, et que, par là, ce sont aussi mes conflits. Je crois que c’est parce que le tragique du vécu historique, et d’abord avec ce qu’il implique pour la vie quotidienne, pour le « sentiment tragique de la vie », occupe tant les Arabes en effet que l’expression de l’amour (je ne dis pas l’amour, j’espère que l’amour les occupe quand même !) n’est pas conçue sans doute comme une priorité, compte tenu de l’atmosphère tragique qui continue à être celle de l’histoire vécue par les Arabes ‘aujourd’hui.

BEA : Pourrait-on parler des perspectives des littératures arabes ?

AM : C’est bien difficile pour quelque littérature que ce soit. En fait, ce problème est celui de l’histoire future. Tout peut changer du jour où les armes se tairont sur le Golfe et où les Palestiniens retrouvent enfin un patrie.

BEA : J’ai parlé inconsciemment des littératures arabes contemporaines. Doit-on parler des littératures ou d’une littérature arabe contemporaine ?

AM : Les deux. D’abord il y a une littérature parce qu’il y a une langue qui est commune à toutes ces littératures. Mais on peut épiloguer à perte de vue sur les différences, les « entités » qui, heureusement, existent à l’intérieur du monde arabe. Nous parlions tout à l’heure des Yawmiyyât : ce livre n’aurait pas pu être écrit en-dehors de l’Egypte. Telle ou telle nouvelle de Fouad Takarli, née dans ce fond un peu farouche de l’âme et du paysage irakiens, n’aurait peut-être pas vu le jour dans la douce Tunisie…

 

*Cet entretien a été publié dans le Magazine littéraire, Paris, N° 251 – mars 1988. Ce numéro a été consacré aux « Ecrivains arabes d’aujourd’hui ».




[1] Nous étions en 1988, année de la publication de cet  entretien.
[2] Georges Brassens, né à Sète le 22 octobre 1921 et mort à Saint-Gély-du-Fesc le 29 octobre 1981, est un poète auteur-compositeur-interprète français. Il met en musique et interprète, en s’accompagnant à la guitare, plus d'une centaine de ses poèmes.
[3] Zaynab (1914) de l’égyptien Mohammed Hussein Haykal est généralement considéré comme le premier roman de la littérature arabe.
[4] Les Yawmiyyat de Tawfiq Al Hakim est le célèbre récit  traduit en français sous le titre Un substitut de campagne en Egypte (Editions Plon).

samedi 22 juin 2013






La diversité du Monde arabe


et ses enjeux de voisinage avec l’espace

« Europ »*
 
Badr-Eddine Arodaky


L’unité et la diversité du monde arabe restent  des questions à la fois problématiques et complexes. Elles sont problématiques en raison de la multiplicité des approches possibles dans le traitement de l’une, de l’autre ou des deux à la fois. Elles sont également complexes puisque l’évolution des deux concepts dans le temps et son influence sur les résultats attendus d’un tel traitement ne pourraient pas être négligeables. En effet, il n’est pas possible aujourd’hui de parler d’unité du monde arabe sans évoquer sa diversité, et il n’est pas concevable de traiter cette dernière sans se référer à son unité véritable, supposée ou problématique. Dans l’une comme dans l’autre, il est indispensable de préciser le cadre historique concerné.
Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est de présenter ces deux concepts à partir de leurs dernières acceptions telles qu’ils sont perçus et compris à l’heure actuelle dans le monde arabe.
Pour saisir l’unité du monde arabe aujourd’hui, il est nécessaire me semble-t-il, de se mettre à distance ou de se trouver directement dans les profondeurs des sociétés arabes. Dans le premier cas, les deux principaux éléments de l’unité arabe apparaissent dans la langue et la religion (cette dernière étant entendue comme principalement culture et civilisation) ; dans le second cas, d’autres éléments s’y ajoutent, ceux des traditions, des coutumes et des manières de penser.
Pourtant, cette unité à caractère général apparaît rapidement plus riche et plus profonde dans la diversité de ces éléments eux-mêmes, pour devenir un projet à réaliser et un but à atteindre, à partir d’une reconnaissance claire et nette de cette diversité dans le monde arabe lui-même, et ce après avoir été longtemps exclusivement traitée par des études occidentales, et dont la négation idéologique dans les études arabes et les prises de position politiques constituaient un trait presque général.
Cette diversité se dit donc sur plusieurs plans et dans des domaines multiples : 1. Géographique ; politique ; ethnique ; culturelle et linguistique ; religieuse ; économique.
Si le monde arabe, contrairement à l’Europe, apparaît uni par une langue reconnue officielle dans 22 Etats, il ne l’est pas aussi uni de par ses étendues géographiques. Se situant dans deux continents, l’Asie et l’Afrique, il présente quatre zones ou ensembles bien distincts et plus homogènes sociologiquement : le Grand Maghreb qui regroupe les pays allant de la Libye jusqu’à la Mauritanie ; la Vallée du Nil avec l’Egypte et le Soudan ; le Croissant fertile qui regroupe des pays arabes : la Syrie, le Liban, la Jordanie, la Palestine et l’Iraq, ou, selon la terminologie américano-européenne, le Moyen Orient qui englobe en plus des pays non arabes comme l’Iran ; et enfin la péninsule d’Arabie, qui comprend en plus du Yémen, les six Etats du Conseil de coopération des Etats du Golfe.
Sur le plan politique, la diversité est aussi de rigueur. Huit Etats dont le régime est royal et héréditaire selon des règles spécifiques de chacun des pays en question. Les autres sont en principe des « républiques », gouvernés par un parti unique mais dont le système est quasi despotique. Avant les mouvements de révolte arabe, un pays, la Syrie, a réussi à inventer un nouveau système, celui de la « république héréditaire ». Ce dernier allait gagner d’autres pays arabes comme l’Egypte, la Libye ou le Yémen, mais les événements dans ces trois pays en 2011 ont renversé la situation.
Contrairement à l’Europe, la religion, l’Islam, dans les pays arabe joue un rôle évident et déterminant ; dans les royaumes il est quasi constitutionnel, dans les autres pays, il est considéré comme la religion de l’Etat. Trois pays n’ont pas souligné leur religion : il s’agit de la Syrie, le Soudan et la Libye. Le seul pays où la multiplicité des religions et des communautés religieuses est reconnue est  le Liban, tout son système politique en dépend.
Vu dans son ensemble, le monde arabe est considéré comme tel en raison de la grande majorité de ses habitants qui se disent arabe ; cependant, il englobe, aussi, de grandes minorités ethniques dont les plus importantes se trouvent à l’est avec les Kurdes et à l’ouest avec les Berbères. D’autres minorités moins importantes en nombre nourrissent aussi cette diversité. Il s’agit des Arméniens et des Assyriens.
Cette diversité ethnique appelle une autre, religieuse cette fois, sans qu’elle soit pour autant en parallèle avec l’autre. Car cette dernière traverse les ethnies et la géographie. L’Islam est, certes, la religion de la grande majorité des habitants du monde arabe mais il est, surtout, celle des ethnies diverses et variées. Il est aussi une religion qui se dit au pluriel (sunnite, chiite, alaouite, druze, ismaélite, etc.). Ses communautés sont comme celles de l’autre grande religion, le christianisme ; elles sont caractéristiques de certains pays comme l’Iraq, la Syrie, le Liban ou l’Egypte. Cette diversité dans le monde arabe a son parallèle en Europe. La grande différence est qu’elle est, dans le premier, opérante à tous les strates des sociétés, y compris dans certains pays, dans la sphère politique, alors que dans la seconde elle est beaucoup moins ou, mieux, sous-jacente.
 La langue est certes l’élément unificateur du monde arabe, surtout sur le plan culturel. Mais force est de constater la présence d’une diversité longtemps niée, camouflée ou ignorée. Ce n’est que récemment que la langue amazighe est reconnue comme seconde langue au Maroc. La langue Kurde n’a obtenu son droit de cité qu’après des luttes meurtrières. On parle des langues arabes ; mais en le disant on confond langues et dialectes. Certes la langue arabe classique  modernisée est celle des médias, de l’enseignement et de l’administration. Elle est parlée et pratiquée par des strates importantes des sociétés arabes, mais les dialectes, spécifiques de chacun des pays, restent encore plus répandus en raison de l’analphabétisme encore régnant dans la grande majorité de l’espace arabe! Le cinéma comme les médias audio-visuels allègent l’impact de cette situation et permettent une interaction favorisant plutôt le rapprochement que la division. D’autres langues sont encore parlées par des couches sociales limitées, comme l’araméen et le syriaque.
Sur le plan économique, les régions arabes sont différemment plus dotées les unes que les autres de ressources naturelles de richesse : Le pétrole en particulier dans la péninsule d’Arabie et l’Iraq en Est et en Libye et l’Algérie en Ouest. Les autres pays sont ou bien très pauvres ou bien d’un niveau moyen. Cette diversité n’a malheureusement pas joué en faveur des pays les moins riches. La richesse de certains n’a pas permis d’enrailler  la pauvreté des autres ou, à tout le moins, de participer au développement des économies des pays sans ressources suffisantes. La mauvaise gestion en la matière n’en est pas moins responsable de l’état dans lequel se trouvent ces derniers.
Cette diversité du monde arabe telle qu’elle est saisie, analysée et présentée par la plupart des études occidentales, a toujours été considérée avec méfiance par les chercheurs comme par les politologues s’exprimant en arabe. Sans la nier, ces derniers, à l’inverse de leurs homologues en Occident,  préféraient plutôt la traiter comme élément constitutif de l’unité arabe que de la tenir pour une réalité première. Si, aujourd’hui, la tendance est plus ou moins renversée, c’est en raison des évolutions qu’a vécues le monde arabe ces deux dernières décennies. Aujourd’hui, on met plus l’accent sur la diversité que sur l’unité et sur les intérêts des grands ensembles soulignés que sur l’ensemble du monde arabe auparavant vu et traité par une partie importante comme étant la patrie une et indivisible!
Qu’elle soit traitée dans le cadre de l’unité, comme un des éléments constitutifs de cette dernière ou en tant que réalité première, cette diversité n’est pas similaire à celle qui caractérise Europe. L’essentiel, en effet, réside ailleurs.  L’Europe ayant vécu une longue histoire de guerres, de conflits et de révolutions, est enfin arrivée à trouver la formule la plus appropriée pour le vivre ensemble : l’Union européenne, basée sur la démocratie, les droits de l’homme et les intérêts économiques communs. L’exemple de l’Europe aurait dû présenter le modèle qui inspirerait le monde arabe par ses modalités et, surtout, par sa rationalité, afin qu’il puisse entrer de plein pied dans la modernité et le développement, en s’appuyant sur ses richesses, sur sa position géographique et sur son unité comme sur sa diversité. Mais il avait à effectuer et terminer le processus de sa libération du colonialisme occidental aussi bien dans sa partie asiatique que dans celle de l’Afrique. Cette situation ne devient réalité qu’entre 1946 et le début des années 60 du siècle dernier. Depuis, il avait à construire la plupart des Etats naissants dont les contours avaient bien dessinés suite à la première guerre mondiale. La création, avec l’appui et l’encouragement des puissances coloniales de l’Occident mais aussi du Bloc soviétique à l’époque, de l’Etat d’Israël au sein de ce monde arabe a constitué non seulement un grand obstacle au développement et au progrès des différents pays arabes voisins, mais elle y a favorisé l’installation des dictatures militaires qui, sous prétexte de lutter contre Israël, a fait régner le despotisme et compliquer sinon freiner tout projet de modernisation des structures étatiques, sociétales et culturelles.
La Ligue arabe, censée réaliser l’unité arabe, du moins au sommet, n’ayant pas réussi à réaliser quelque chose qui dépasse la simple représentation formelle et hypothétique de l’unité des arabes, les tentatives de se rassembler dans des institutions collectives plus efficaces que la Ligue Arabe n’ont été que nombreuses. Elles ont pourtant toutes échoué sauf une, celle du Conseil de coopération des Etats du Golfe.
Les Pays du grand Maghreb n’ont pas réussi à installer leur groupement régional ni politiquement ni institutionnellement. Les tentatives des formules d’unité à deux (Syrie et l’Egypte), à trois (Syrie, Egypte et le Yémen) et à quatre (Syrie, Egypte, Lybie et Iraq) ont également été toutes soldées par l’échec.
Or, la seule tentative qui vaille est celle du Conseil des Etats du Golfe. En effet, depuis sa fondation le 4 février 1981, il n’a de cesse de développer ses structures dans les domaines miliaires, sécuritaires, économiques, culturelles et même monétaires. A l’instar de l’Union européenne, cette structure n’interdit pas des différences d’orientation dans des domaines spécifiques à chacun de ses composants, ni même, quelquefois, des conflits d’intérêt. Il n’empêche que beaucoup de progrès y ont été réalisés, en particulier dans les domaines économique et culturel.  
Mis à part donc l’espace du « Golfe », les pays des trois autres grands ensembles sont restés en perpétuels conflits, avec des hauts et des bas, caractérisant leurs différentes relations. Les exemples n’en finissent pas. Le régulateur dans ce cas, tant bien que mal, fut toujours et, autant se pouvait, la Ligue arabe, en particulier lors des grands événements, comme celui de l’invasion du Koweït par l’Iraq en 1990, ou, récemment, l’aide militaire aux révolutionnaires libyens. Pourtant, du fait de la dispersion des Etats arabes dans les trois ensembles mentionnés d’une part, et le déclin de l’autorité politique de l’Egypte au sein du monde arabe, ce sont les membres du Conseil des Etats du Golfe qui, dans les réunions de la ligue arabe et dans ses décisions, qui depuis le début de 2011, prennent le dessus et imposent leur volonté !
Cette situation n’a jamais constitué, pourtant, un obstacle ou un frein au développement des relations avec l’espace « Europe ». Longtemps perçue comme le modèle auquel aspirent les tenants de la modernité dans le monde arabe, et ce depuis l’expédition de Bonaparte en Egypte, l’Europe n’a jamais cessé de nourrir autant de relations de proximité avec le monde arabe. Ces dernières ont été et elles sont toujours marquées par ce que Jacques Berque qualifiant les relations franco-arabes, des affinités et des altercations ! Le dialogue est aujourd’hui plutôt de mise. Beaucoup de domaines de coopération sont ouverts, et les enjeux, par rapport aux puissances montantes, sont impressionnants.
Cependant, il est à rappeler que ces rapports souffrent encore et toujours d’un déséquilibre profond, en particulier sur le plan des systèmes politiques et le rôle des sociétés civiles dans la sphère décisionnelle. Les intellectuels arabes, épris de  modernité et de systèmes démocratiques, ont toujours parié sur le soutien de l’Europe à des régimes véritablement démocratiques dans le monde arabe. Les intérêts du moment et ceux de la sécurité n’ont pas seulement empêché l’Europe d’œuvrer pour la renaissance des sociétés civiles dans les pays arabes, au contraire, ils l’ont poussé à participer à la consolidation des régimes despotiques et des dictatures d’un autre temps. Si l’espoir aujourd’hui réside dans les changements attendus des derniers mouvements de révolte arabes, il n’en reste pas moins qu’un temps assez long doit s’écouler avant que ces sociétés ne reprennent la place qui leur revient, après avoir subi des violences inédites dans leur histoire, en particulier la Syrie. Il n’en reste pas moins non plus que les enjeux de voisinage de la diversité du monde arabe avec l’espace Europe soient donc marqués par ces facteurs. Des efforts des deux parties sont indispensables pour rétablir l’ordre des rapports seins et équilibrés dans les différents enjeux qui marquent le voisinage de ce monde arabe à la fois uni et multiple avec l’espace « Europe ».
Ces enjeux sont de différents ordres :
L’enjeu géographique : Mis à part la péninsule d’Arabie et l’Iraq, presque tous les autres pays arabes vivent sur les bords est et sud de la Méditerranée. Cette proximité géographique implique une coopération tous azimuts. Cette dernière aura toujours à faire face au problème du déséquilibre sur le plan économique (niveau de vie), sur le plan culturel (analphabétisme dans le Sud), sur le plan sécuritaire (phobie du terrorisme et des vagues de migration). Cela dit, l’éloignement de la Méditerranée n’a jamais dans le passé, constitué d’obstacle à toute sorte de collaboration, mais les problèmes évoqués ne sont pas de la même nature. Aujourd’hui, des structures phares s’élèvent dans ces pays comme exemple de cette collaboration bilatérale : dans le domaine de l’enseignement (la Sorbonne), la culture et les arts (le Louvre) ; tous les deux sont à Abou Zabi aux Emirats arabes unis. Les autres exemples sont aussi nombreux dans le domaine culturel non seulement entre la France et les pays du Golfe mais aussi entre ces derniers et l’Europe.
L’enjeu politique : la grande différence entre les régimes politiques arabes au sein même du monde arabe d’une part, et entre ceux-ci et ceux de l’Europe d’autre part, fait des intérêts en particulier économiques, le seul élément déterminant de la collaboration dans tous les sens. Il est évident que pour les réaliser, ces intérêts dépassent l’ensemble des principes qui ont permis la constitution de l’Europe : démocratie, droits de l’homme, etc.  
L’enjeu culturel : l’espace de la culture est peut-être le meilleur et le plus efficace pour la bonne communication entre le monde arabe et l’espace « Europe ». Cette dernière a commencé depuis les nuits des temps ; elle atteint des sommets durant de longues époques dont la notre qui pourrait être considérée comme la plus intéressante. Mais le déséquilibre dans cette communication est toujours présent. Ses options sont soumises plus aux hasards ou aux humeurs des administratifs qu’à une stratégie bien définie par les deux parties,  Etats ou ensembles d’Etats. Il est clair que cet espace permet une liberté d’action et des perspectives innombrables, dont l’objectif est l’échange de la connaissance et de la technique. Les autorités publiques pourraient aider à rendre cet échange plus fluide et plus variable. Certes, le paysage culturel a bien évolué durant les quatre dernières décennies et ce, grâce précisément à l’action de ces autorités. A titre d’exemple, longtemps le monde arabe était lecteur des écrivains européens. Aujourd’hui, l’Europe lit les écrivains arabes et grâce à la traduction en français d’abord puis aux autres langues de l’Europe, un écrivain arabe a finalement obtenu le Prix Nobel de littérature. Ce n’était certainement pas spontané. Et il est permis de dire que la création d’une fondation unique dans son genre dans le monde comme celle de l’Institut du monde arabe à Paris n’était pas loin d’influencer dans ce sens. D’autres pays européens ont créé des institutions similaires comme en Espagne et en Allemagne. D’autres projets dans d’autres pays d’Europe sont en cours d’étude ou de réalisation. On voit bien que la réciprocité est de rigueur dans ce domaine. Là, vraiment, on peut facilement parler d’équilibre en voie de se réaliser.
L’enjeu de la cohabitation : la multiplicité des institutions et des structures de la coopération économique, culturelle et politique chez les deux parties permet la création d’une sorte de cohabitation aux niveaux des groupes et des individus, en instaurant une fluidité relationnelle capable  de réduire les malentendus qui pourraient aboutir à des décisions politiques boiteuses ou à des manifestations d’adversité aux niveaux des individus et des groupes.
 L’enjeu de la solidarité : Le monde arabe a besoin de suivre les pas de l’Europe dans tous les domaines et, en premier lieu, ceux de la politique, de la gouvernance et de la société civile. Ces besoins ne pourraient être satisfaits que grâce  à une solidarité entre les institutions de la société civile dans les deux espaces : arabe et européen. Cela n’est et ne sera pas facile. Mais elle contribuera à faire éloigner le spectre de la guerre civile ou la consolidation des régimes despotiques. Il s’agit d’une solidarité visant à rendre la question de droits de l’homme une affaire de tous les jours.
L’enjeu de l’avenir : Tout ce qui précède doit trouver son chemin à travers le portail de la culture. Si les intérêts sont les régisseurs du processus d’échange et du va et vient entre les deux espaces d’Europe et du monde arabe, il est de l’intérêt suprême de l’Europe, à notre avis, d’entreprendre aussi bien comme Etats que comme institutions, d’aider le processus du développement des sociétés civiles dans le monde arabe et les rendre capables de produire des commandements modernes, dignes des civilisations que ce dernier avait déjà construites ou en a été le creuset. Voilà l’avenir le plus efficace. Sans quoi, le mur de la peur en Europe et celui de la méfiance de l’autre dans le monde arabe resteront en place.

* Ce texte a été présenté dans le cadre de la CONFÉRENCE  ÉLARGIE « TOOL QUIZ » / INTERREG IV C  organisée sur le «Cargo Culturel » Le Stubnitz, amarré pour plusieurs mois à « Dunkerque 2013, Capitale régionale de la culture », le lundi 10 juin 2013.

 

lundi 10 juin 2013

Unité et diversité dans le monde arabe

..

UNITE ET DIVERSITE

DANS LE MONDE ARABE

 

Yassine Al Haj Saleh

 

 

 

Quelques semaines après la chute d’Ibn Ali, qui a gouverné la Tunisie 26 ans, et ce suite à une révolution qui a duré un mois, une autre s’est enclenchée en Egypte durant 18 jours, et a fait tomber Hosni Moubarak qui a gouverné l’Egypte pendant 30 ans. Dans la foulée, en Libye où le colonel Kadhafi était au pouvoir depuis 42 ans, puis au Yémen, gouverné par Ali Abdallah Saleh un tiers de siècle durant, le processus révolutionnaire, d'une durée plus longue qu'en Tunisie et en Egypte, a balayé deux régimes où le projet de la succession par héritage était à l'œuvre. Toujours au même moment, et à rebours des processus évoqués plus haut, la révolution à Bahreïn est enrayée en raison de l’intervention saoudienne.

A peine trois mois après le début de la révolution tunisienne, une révolution, également, a eu lieu en Syrie, ce pays gouverné alors depuis 41 ans par la famille Al Assad. Elle est la seule « République » arabe où la succession par héritage s’est effectivement réalisée. Alors que dans les autres « républiques », les gouvernants arabes vieillissants en étaient à préparer leurs fils ou certains membres de leurs familles à prendre la succession. Cette réalité, qui allait à l’encontre des évolutions politiques générales à travers le monde, fut à la base de l’idée d’une «Exception arabe», concept forgé en Occident durant le dernier quart du siècle, pour  représenter cette notion de «blocage» arabe face à la démocratie. Dans la mesure où ce concept, prosaïque, parle d’une exception, il parle aussi d’un monde connu linguistiquement et culturellement, qui lui semblait uni dans son blocage face à une universalité hypothétique.

La succession des révolutions dans certains pays arabes dément l’idée de «l’exception arabe», mais elle confirme que nous sommes devant un «Monde» spécifique, dont les interactions internes prennent le pas sur celles qu’il a avec l’Autre et, précisément, dans les domaines culturel et psychologique. Ce qui signifie que, sur ces deux plans, ce Monde, d’une certaine façon, constitue un «Intérieur», ce dernier étant identifié comme l’espace dans lequel les interactions et les influences réciproques entre ses propres éléments devancent celles que ces derniers entretiennent avec l’Autre. Cet Autre est l’ «Extérieur». Ce qui, en tout état de cause, signifie que nous sommes face à un champ culturel distinct dont le principal élément de sa distinction est la langue arabe.

Ces interactions internes se distinguent des influence externes et matérielles, directes et multiples, reçues d’autres pays. Elles constituent plutôt un degré distinct d’identification, de sympathie et du désir de mimétisme. C’est ainsi que nous parlons d’un «monde arabe» et non, à l’instar des nationalistes arabes, d’une « patrie arabe ». Peut-être sont-elles similaires aux interactions dans l’Europe du 19ème siècle ou celles de l’Amérique latine d’aujourd’hui, mais  elles n’ont rien à voir avec les interactions internes actuelles en Syrie, Egypte ou en Tunisie.

Sur le plan politique aussi, le monde arabe constitue un « Intérieur» d’un certain genre; ce qui signifie qu’aucune des évolutions politiques importantes dans l’un des pays de ce monde  ne peut rester sans influencer les autres pays. C’est ainsi que, dans les années soixante du 20ème siècle, la vague du nationalisme arabe a influencé l’ensemble des pays arabes ; à l’instar de la montée des islamistes dans les années quatre-vingts et, aujourd’hui, de la vague des révolutions. La forme de l’influence varie, mais il n’y a pas dans les Etats arabes un seul pays qui ne reforme certains aspects du fonctionnement de ses institutions afin de «coller» aux évolutions en cours. Aujourd’hui, les différents pays arabes essayent de donner l’impression qu’ils gouvernent selon la loi, s’intéressant à la dignité et aux droits de ses citoyens. C’est l’effet des révolutions.

Sur ce plan politique, nous pourrions, en même temps, parler d’une différentiation et de dispersion, ou d’un mouvement d’éloignement entre les pays arabes, en raison de l’absence d’un pôle ou d’un centre d’attraction intérieure, de la présence des liens verticaux qui attirent différents pays arabes vers des puissances internationales et régionales dotées de pouvoir d’influence sur les deux plans : sécuritaire et économique, et du rôle «déstructurant» et de dépendance du système des pays du Golfe dans le champs arabe. Ici se rejoignent influence des revenus rentiers impressionnants des Etats du Golfe et protection sécuritaire américaine auxquels il faut adjoindre l'influence du «fondamentalisme» de l’Islam saoudien. L’effet du renforcement mutuel de cette influence se concrétise par une indépendance excessive de l’Etat par rapport à la société au point de s’en affranchir, ce qui affaiblit à l’extrême les possibilités d’un engagement de ladite société en faveur d’un gouvernement responsable ou constitutionnel.

Par son renforcement mutuel, ce triplet constitue une barrière isolante, protégeant les pays du Golf des contrecoups des révolutions arabes. Pourtant, le pays le plus périphérique et le plus fragile de cette zone, le Bahreïn, n’a pas été épargné par la contagion révolutionnaire, et n’a dû son salut qu’à l’intervention du système de sécurité régional des Etats du Golfe, avec un soutien américain.

L’Egypte partageait avec les pays du Golfe le lien vertical avec le centre américain. Elle fait de la protection de sa « paix » avec Israël l’axe de la  politique de son régime au lieu de protéger ce dernier par cette paix.

Plus importants encore que les liens politiques avec les centres internationaux, ce sont les liens économiques. Il y a un lien entre les revenus rentiers dans le monde arabe, le taux du risque économique, la faiblesse de la production locale d’une part, et la dépendance économique vis-à-vis des centres capitalistes, d’autre part. Mais même parmi les Etats arabes dont l’économie ne repose pas sur les rentes, il n’y a aucun Etat qui possède une structure de production suffisamment diversifiée et technologiquement développée. Il n’y a absolument pas, sur le plan économique, un «Intérieur» arabe. Les interactions économiques entre les pays arabes sont plus faibles que celles entre eux et l’Amérique, l’Union européenne et la Chine ; en dépit du voisinage relatif et la parenté culturelle entre eux, elles sont vraiment négligeables. Le taux de ces échanges est généralement en dessous du 10%.  

En résumé, le Monde arabe présente un aspect un peu étrange. Ses pays ne peuvent ni coopérer utilement entre eux, ni s’éloigner les uns des autres. Ils ne se réunissent pas en confiance et ne se séparent pas avec respect. Les liens culturels tendent à les pousser vers l’intérieur, alors que la faiblesse de l’économie et la sécurité les tirent vers l’«Extérieur». De ce fait, la politique arabe fluctue entre ces deux branches alternatives ! Il s’agit là d’un problème fondamental à prendre en compte pour réfléchir sur le système politique arabe. Ce dernier est constitué autour d’un lien culturel, mais d’autres liens de puissances attirent ses Etats vers des puissances extérieures influentes,  en particulier vers le bloc occidental. La Ligue arabe est l’appareil paralysé qui tente de gérer une situation paralysante.

L’interaction de l’économie rentière avec les liens extérieurs conforte de façon indue le « découplage » entre Etat et société, comme cela a été souligné plus haut. Que signifie tout cela ? Cela signifie que l’Etat dans le monde arabe est «extérieur», et non intérieur, trop politique et peu social, absolutiste et non constitutionnel. Cela signifie également que l’intérieur national, par rapport à l’ensemble des interactions intérieures,  ne possède même pas le poids nécessaire pour influencer les politiques générales.

Par ailleurs, la culture politique arabe, constituée autour d’une part, de l’expérience du colonialisme dont le prolongement de ses pires spécificités fut l’établissement de l’entité israélienne en Palestine, et, d’autre part, de la culture politique islamique axée autour de la religion et le djihad, facilite cette orientation extérieure de l’Etat et de la politique. En général, dans le monde arabe, l’Etat verrouille le domaine interne et participe, avec les «grands» au jeu international auquel cet Etat attache un grand prix. De cela, l’Etat arabe recueille une légitimité extérieure qui lui permet de restaurer la faiblesse de sa légitimité intérieure.

Dans le monde arabe, l'Etat se doit de créer à l'"intérieur" la fiction d'un monde hostile et dangereux, pour, en contrepartie, susciter un mouvement populaire d'adhésion autour de son «Chef» pour lui permettre de se défendre contre l’«Extérieur » hors du champ national

Il faut que le peuple à l'Intérieur sache que son Président, qui tente de jouer à l'international dans la cour des grands, fait son possible pour se rendre indispensable auprès de ces derniers. C'est ainsi qu’il peut garantir à la fois et sa propre personne et son régime.

Dans ce domaine, le régime syrien a atteint un degré professoral ! Et cela, sans tirer aucun profit local important. Par contre, il en tire un rendement politique très important, dont une grande partie se présente sous l’aspect de bravache régional, c’est-à-dire la peur des intimidations du régime dans la région, via des organismes et des diverses groupuscules, auxquelles s’ajoute un rôle du facteur idéologique au-delà du normal, et ce en raison d’une part, du voisinage israélien pernicieux et l’occupation du Golan et,  d’autre part, de la formation complexe de la société syrienne et le besoin de l’envelopper par une idéologie nationale généraliste.

Politiquement, l’Intérieur syrien reste assez faible par rapport au rôle régional joué par le régime, et cela même après le retrait forcé du Liban en 2005. La Syrie, dans le monde arabe, présente l’exemple de l’Etat extérieur qui se situe au même degré que les pays à revenus rentiers. Depuis les années soixante-dix du siècle dernier, la légitimité extérieure du régime surpasse sa légitimité intérieure. Aujourd’hui, il tente franchement de reprendre sa légitimité extérieure par le biais de la «protection des minorités» et du « combat contre le terrorisme » islamique.

La condition de l’Etat extérieur est celle qui distingue les Etats arabes de l’ensemble des Etats du monde d’aujourd’hui.

Que peut être l’effet des révolutions sur ce paysage? En fait, l’effet apparent des révolutions se présente dès maintenant sous la forme d’un retour de la politique vers l’intérieur. Dans tous les pays concernés, nous constatons un élargissement des champs intérieurs qui dépasse les institutions politiques héritées qui se sont, à l’origine, élevées sur l’abolition de la politique à l’intérieur; c’est précisément cet élargissement qui, aujourd’hui, y constitue la source des tensions, adversités et controverses.

En Tunisie, les Islamistes, parmi lesquels des salafistes et non seulement le groupe de la Nahda, sont entrés dans un champ dont les frontières et les règles du jeu se forment aujourd’hui d’une manière conflictuelle ; des laïcs émergent de l’oubli politique et la laïcité reprend une partie de sa dignité politique.

En Egypte, un tableau politique binaire se dessine également, dans lequel s’oppose un spectre «laïc», peu dense, face à des islamistes, des Frères musulmans et des salafistes, possédant des motifs assez puissants pour s’affirmer après une longue exclusion. Il semble que l’armée joue un rôle dont le poids s’approche de celui des islamistes, ce qui permet, par la suite, de parler d’un tableau triptyque. En dehors des problèmes d’un champ politique qui s’est brusquement élargi, l’Egypte souffre de problèmes politiques et économiques qui contraignent ses nouveaux gouvernants à se retourner vers l’intérieur. A court terme, il n’est pas probable que l’Egypte se retire des accords de Camp David, mais il est fort probable que le centre névralgique de la politique égyptienne reste la relation de l’Egypte avec les Etas Unis et le traité de paix avec Israël.

Après les aventures de Kadhafi et la mise en quarantaine de la société libyenne, profitant de la rente pétrolière, cette société apparaît divisée autour de plusieurs axes, régionaux, contractuels et ethniques, et il n’est pas sûr que les nouvelles structures politiques puissent affirmer une légitimité générale et une capacité spéciale à traiter ces divisions. Il n’y a pas de doute que le temps impérial de la Grande Jamahiriya est révolu.

Le Yémen n’était pas en mesure de jouer un rôle régional en raison de sa pauvreté et de sa situation entre le Commonwealth du Golfe et l’océan indien. La transformation politique avortée qui s’y est déroulée devrait le rendre encore plus préoccupé de son intérieur qu’il ne l’était dans le passé, préoccupation qui fut déjà trop importante.

Mais la grande transformation de l’Etat extérieur absolutiste en Etat intérieur touchera plus particulièrement la Syrie. Ce pays, est dès aujourd’hui, est le témoin d’une ample extension de son champ intérieur et ce, après un demi siècle de fermeture. Quelqu’en soit le résultat du conflit actuel, quoique le retour de la Syrie à la gouvernance de la dynastie d’Assad ne soit pas parmi ses issues probables, le centre de gravité politique va devenir intérieur. Il y a les problèmes des différents groupes syriens dont la manipulation par le régime d’Assad a été couverte par une idéologie nationale générale. Il y a aussi le dossier de la grande reconstruction, la reprise des activités sociale, politique et culturelle par une société qui en fut privée depuis un demi-siècle. S’y ajoutent les problèmes du monopole de la violence légitime, la fin de la dispersion des armes entre les différents groupes armés pour aboutir à une armée nationale unie et les risques des organismes liés à Al Qaeda ou à ceux qui lui ressemblent.

Est-il possible que cette transformation vers l’intérieur soit seulement temporaire et transitoire? Et que ce qui va être aboli ne soit pas le temps de l’Etat extérieur et ses structures, mais seulement ses équipes de commandement et l’idéologie qui légitime? Un Etat islamique face à l’ «Occident chrétien» qui fait suite à un Etat national face à l’Occident impérialiste ? Cela aurait été possible si les facteurs déterminants étaient la culture politique et l’efficacité de l’équipe gouvernante seulement. Il a déjà été dit que la culture politique islamique est très orientée vers l’extérieur comme la culture politique nationaliste arabe. Il n’est pas probable que l’équipe des islamistes soit plus efficace que celle des nationalistes arabes et qu’elle ne les imite pas en exportant les crises de sa gouvernance vers l’extérieur.

Mais le nouveau développement dans les révolutions arabes se présente d’une part, sous la forme de l’élargissement de sa base sociale et, d’autre part, par le fait que ceux qui entrent dans le champ du politique ne se limitent pas aux islamistes qui, même s’ils sont plus organisés, ont rejoint tardivement les révolutions et ne sont pas les plus proches ni de ses motifs ni de ses valeurs profanes. Nous ne sommes pas ici face à des militaires révoltés qui conduisent des sociétés qui viennent de se libérer du colonialisme, mais face à des sociétés dont la démographie a été multipliée par quatre, dont deux ou plus de ses générations avaient subi cette gouvernance, et dont de larges secteurs ont participé aux révolutions qui constituent une expérience fondamentale pour la jeune génération.

Nous pourrions ici parler d’une part, d’une tension fondamentale dans les révolutions entre l’élargissement de leur base sociale et de sa valeur et la large participation de la jeunesse et, d’autre part, de l’étroitesse des versions politiques qu’on lui donne et le vieillissement à la fois des forces et des sens politiques qui tentent d’y occuper des positions de commandement. Nous ne savons pas comment va se développer cette tension, mais ce que nous voyons dès maintenant c’est que le pouvoir des islamistes s’expose à de nouveaux défis intérieurs. La représentation de la logique des révolutions populaires dépasse non seulement les islamistes mais aussi leurs adversaires «laïcs» pour atteindre la jeunesse, ses revendications sociales et sa nouvelle sensibilité qui dépassent ces dualités.

En conclusion, nous pouvons nous demander : Est-il possible que ces grandes transformations historiques et inédites dans le monde arabe, précisément la transformation vers un mode de production interne pour produire la puissance et la politique, si on peut dire, ne puissent pas avoir un effet dans les autres pays arabes ? Y compris le centre de dispersion que constitue «l’Extérieur» saoudien (beaucoup d’extérieur et du passé, et peu d’Intérieur et du présent) ?

Nous avons vu que «Le Régime» répond avec force contre les tentatives de le changer. C’est ce qui s’est passé à Bahreïn, et c’est ce qui se passe, mais avec plus de violence, en Syrie. «La Syrie d’Assad» est la première ligne de défense du « Régime », non pas de l’Intérieur syrien, ni du «Régime arabe», mais du «Régime moyen- oriental» où Israël occupe une position qu'on pourrait qualifier d'américaine (similaire à la situation américaine mondiale), et du Régime de l’Etat extérieur. Elle est également la réponse définitive contre la révolte des gouvernés ressentie par ces régimes comme agression.

Le Monde arabe va-t-il changer?

Nous n’avons pas une réponse définitive.

Nous avons déjà parlé d’un Intérieur arabe en interaction ou d’influences réciproques, et nous estimons que le type des nouvelles interactions, en dépit de leur qualité interne, possède un effet plus contagieux sur l’ensemble des autres pays. Nous soupçonnons même que la réaction du Régime, à Bahreïn, puis particulièrement en Syrie, est orientée contre le nouveau mode de la production politique avec la tentative de se l’approprier dans le but de donner à la dépendance une nouvelle jeunesse.

Mais d’un autre côté, il se peut que les influences solidaires de la résistance du «Régime» (avec le soutien de deux durs Etats nationaux, l’Iran et la Russie), des modes d’engagement des parties régionales et internationales dans l’affaire syrienne (qui sont orientés vers l’appropriation de la révolution et l’obtention d’une grande influence dans la Syrie après Assad), puis la montée des islamistes (qui, du point de vue de la culture politique et de l’idéal social, sont un courant politique et idéologique «extérieur»), conduisent au renouvellement de la condition de l’Etat extérieur, même derrière le changement de son masque idéologique.

En tout état de cause, la question de l’unité et de la diversité dans le monde arabe est une affaire dynamique, liée aux transformations politiques et historiques, et non pas une donnée statique. L’«Unité» du monde arabe est variable et changeante, de même que sa diversité. Nous ne pouvons pas parler de l’avenir, mais il ne nous semble pas juste de dire que la solidarité des arabes appartient au passé et que la seule dispersion est leur avenir.

 

 

 

 

 

                                          Yassin Al Haj Saleh

 

 

                   Traduction de l’arabe (Syrie) : Badr-Eddine Arodaky