mardi 30 avril 2013

Intellectuel et pouvoir avant les mouvements de révolte dans le monde arabe

 

Intellectuel et  pouvoir

Avant les mouvements de révolte

dans le monde arabe*

 

Badr Eddine Arodaky

 

 

Disons d’emblé que, durant ces derniers quarante ans, la relation intellectuel/pouvoir dans le monde arabe pourrait être formulée par l’interrogation suivante : La présence de l’intellectuel est-il possible dans  des régimes à caractère totalitaire ou despotique ? 

En effet, toute comparaison rapide entre cette période considérée et celle qui l’a précédée, montre à l’évidence à quel degré le rôle critique de l’intellectuel  s’est,  dès les années soixante-dix, bien reculé. Dans l’ensemble des pays arabes, cette situation constitue un phénomène général dont les éléments  se différencient en fonction des conditions sociales et de l’évolution historique spécifique dans chaque pays. Le résultat auquel cette comparaison aboutit est une évidence : L’antinomie entre le despotisme et l’intellectuel.

Au moins, à partir des années vingt du siècle dernier et jusqu’aux années cinquante, soit durant la période des mandats occidentaux et  les débuts les nouveaux Etats arabes naissants, la présence des intellectuels était bien sensible dans tous les domaines de la vie sociale et culturelle. Curieusement, à l’inverse de la période actuelle, celle qui précède n’a pas été témoin de débats publics sur le rôle de l’intellectuel ou sur sa fonction ! Si l’époque nassérienne en Egypte et bourguibienne en Tunisie fut témoin de l’éloignement de cette tradition pourtant bien enracinée dans les deux pays, elle  n’a pas pour autant réalisée la rupture opérée dès le début des années soixante-dix du siècle dernier et dont les effets vont persister jusqu’à la veille des révoltes arabes, et ce de la Tunisie jusqu’à la Syrie.

C’est à ce moment, et durant les dix années suivantes, le pouvoir se  transforme progressivement en régime absolu ou semi-absolu. Ce dernier ne s’appuyait pas sur une légitimité donnée par les masses populaires comme celle qui fut offerte à Nasser. C’était bel et bien un fait accompli. La réorganisation et la restructuration des appareils de l’Etat se sont faits sur une base verticale, s’appuyant en cela sur un seul parti dominant et hégémonique, lié étroitement aux services de sécurité. Nous constatons que les méthodes suivies par Ben Ali en Tunisie avec le parti du Dustour, Moubarak en Egypte avec le parti national, Kadhafi en Libye avec les comités populaires et Hafez Al Assad avec le parti Baas ne sont pas seulement similaires mais presque identiques. Elles consistent en opération de séduction et d’ouverture formelle visant les représentants de la société civile, partis politiques, personnalités publiques, intellectuels et artistes, puis en opération d’accommodation qui finissent par une domination totale  sur  l’ensemble des structures sociales significatives. Si différences il y a entre les Etats soulignés, c’est en raison  de l’évolution historique de chacun d’eux ; car, entre celui dont les traditions étatiques et politiques sont enracinées dans l’Histoire d’une part, et ceux dont la naissance est déjà récentes, la différence est majeure. Afin de saisir le sens de cette domination récente, il faudrait prendre la situation syrienne comme exemple. Celui-ci, extrême, constituera une référence afin de relever les points de similitude ou de dissemblance avec les autres régimes arabes sus mentionnés

Au début de des années soixante-dix, suite à l’installation de Hafez Al Assad comme président de la Syrie, nombreux  banderoles ont été dressés dans les places publiques et les  grands boulevards, où il était écrit certaines des  « paroles de Monsieur le Président ». L’une d’elles est particulièrement significative. Il y était écrit : « Il n’y aura pas de censure sur la liberté de la pensée que celle de la conscience »  « لا رقابة على حرية الفكر إلا رقابة الضمير ».

Cette dernière, « La conscience », s’est incarnée dans les seize services de sécurité qui couvraient, qui couvre encore, l’ensemble  des secteurs de la vie des syriens. Sans attendre, les plus importants secteurs, les mosquées et les associations religieuses d’une part,  les intellectuels « laïcs » via la presse, les maisons d’éditions, les unions des écrivains, des journalistes et le syndicat des artistes syriens d’autre part, ont été considérés comme urgents à traiter!  

Il s’ensuit que le Régime ait pu, avec astuces et adresse, museler pour ne pas dire gagner à ses côtés, progressivement,  les deux secteurs.  Du côté de la religion, il s’est fait aidé par quelques uns des plus populaires des penseurs musulmans syriens pour en faire le porte parole du Régime qu’incarne le président, en faisant son apologie sans modération. Ce secteur a été neutralisé de telle manière qu’aucun de ses représentants n’ait pu s’y opposer. La plus grande démonstration en était les événements de Hama en 1982 : personne n’a osé s’interroger, protester ou même s’informer ! Du côté du secteur intellectuel et journalistique laïcs, le Régime a revu la méthode de gestion des deux grandes institutions « démocratiques », créées d’ailleurs par le système du Baas, en nommant à la tête de chacune d’elles un président dont l’élection, à l’instar de celle du Président du pays, se renouvelle systématiquement et dont la fonction principale est de bien veiller sur la « liberté de la pensée dans le cadre de la liberté de la conscience »! Seules les chaînes de la télévision et de la radio, compte tenu de leur forte sensibilité, ont été mises sous contrôle direct; leurs présidents pouvaient être remerciés brutalement suite à un ordre du Palais! Quant aux artistes, le musèlement s’est effectué par la voie économique ; l’exercice du métier dépend presque exclusivement du secteur public ou, par la suite, par des sociétés dont les propriétaires sont les Hommes du Régime !

Ce musèlement a rendu la vie intellectuelle et culturelle similaire aux structures du régime lui-même: De l’extérieur, tout porte à faire croire qu’il s’agit d’un Etat parfaitement démocratiques, se dotant d’institutions politiques, de pouvoirs séparés, des structures de représentations des forces sociales : partis politique, syndicats, multiplicité des organes de presse, etc. Tout, en principe, est permis tant que la « Conscience » opère son contrôle. Des lignes rouges non déclarées sont de mise. En effet, il n’est pas admis la critique du chef de l’Etat, du parti Baas, du Régime lui-même comme structures, méthode et pratiques, ainsi que de la politique extérieure du Régime. Au-delà, tout est possible, admissible et légitime.

Cette situation ne diffère de celle de la Tunisie ou de la Libye que par certains détails. En Egypte, elle est de toute autre nature. En effet, Al Azhar,  première référence  religieuse, est, déjà, soumis au pouvoir de l’Etat. Quant à la vie culturelle et intellectuelle, les traditions enracinées ne permettaient pas une domination totalitaire. Ainsi, les méthodes adoptées dans la gestion de ce secteur étaient plus souple et plus proche de la carotte que du bâton.

Cela n’empêchera pas d’autres pouvoirs, idéologiques cette fois, de commettre ce que le Régime n’aurait jamais osé faire. Ainsi, ils ont assassiné  Farag Foudah en Egypte; Hussein Mroueh, Mahdi Amel et Samir Kassir  au Liban ; Naji Al Ali, le palestinien, à Londres ; et tenté d’assassiner Naguib Mahfouz.

A partir de cette période, cette situation va, en tout cas, aboutir à l’apparition des trois principales catégories d’intellectuels: Les domestiqués, les migrants et les partisans. Nous allons les retrouver dans la plupart des pays révoltés, avec des nuances plus ou moins importantes en fonction de la nature du pouvoir et de ses pratiques dans tel ou tel pays. La vie intellectuelle et culturelle est donc marquée par le Régime en place. Certes, la marge, quoique étroite, en Egypte, a permis l’apparition des voix authentiques et des écrits dont l’édition n’est absolument concevable dans la Tunisie de Ben Ali, la Libye de Kadhafi sans parler de la Syrie d’Assad!  L’écrivain égyptien (mis à part la courte durée au débute des années soixante-dix, sous Sadat) n’a pas émigré pour s’exprimer librement comme l’a fait l’écrivain ou l’intellectuel opposant Tunisien, Libyen ou Syrien ; Il pouvait s’offrir le luxe de refuser un prix offert par l’Etat, ou d’écrire un roman qui met à nu le régime sécuritaire et mafieux en Egypte sans que celui-ci ou celui-là soit le lendemain emprisonner, Mais l’écrivain domestiqué est là, occupant l’avant scène de la culture.

A titre d’exemples, en Syrie, Nizar Kabbani n’écrivait pas ses poèmes à Damas, et Zakariya Tamer a été obligé de partir à Londres. En Libye, Ibrahim al Kawni ou Ahmad Ibrahim al Faquih, n’écrivaient pas leurs romans dans leur pays. En Tunisie, entre autres, Al Mouncef al Marzouki l’opposant ou Tahar Bakri le poète  se sont refugié à Paris.. Ceux qui sont restés, géraient leurs situations au quotidien pour tenter d’exercer leur métier. Lorsque certains tentaient de profiter de la marge découverte dans les plies du régime, et réussissent, ils sont rapidement muselés en les privant du public qu’ils voulaient atteindre. Les films documentaires d’Omar Amiralay  n’ont pas été vus par le public syrien! Alors que son célèbre film, La vie quotidienne dans un village syrien, écrit en collaboration avec le dramaturge syrien Saad Allah Wannous, n’a pas pu être projeté en Syrie et ce malgré sa production par l’Organisme National du Cinéma de Syrie!

Si le musèlement est le système dominant en Syrie comme c’est le cas en Tunisie ou en Libye, les intellectuels syriens ont pu avec un courage remarquable exprimer leur désaccord et leur opposition avec une clarté impressionnante : En 2000, 99 intellectuels ont signé un appel pour la réforme, la liberté et la démocratie. En 2005, un autre acte a été signé par les partis politique clandestins et quelques personnalités publiques intitulé : «Déclaration de Damas pour le changement démocratique». Les conséquences ont été bien connues pour ceux qui ont signé ces deux déclarations.

Durant ces quarante dernières années, la situation, on le voit, est extrême. La vie intellectuelle n’a été que superficielle et l’intellectuel y est réduit à s’occuper plutôt de son quotidien !

* Lors de la journée d’études du 30 avril 2013 sur « Les mouvements arabes de révoltes, deux ans après », organisée par l’Université Lille 1 et l’Institut du monde arabe (N.P.D.C.), ce texte a été présenté à la seconde table ronde à laquelle ont participé : Ziad Majed, Ossama Mohammed, Salam Kawakibi et moi-même, et qui a traitée le thème : « Le rôle des intellectuels et des artistes ».

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