jeudi 9 avril 2015


Yassine Al Haj Saleh

Profil d’un écrivain militant

 
Badr-Eddine Arodaky
 
                                                                           Photo: Caroline  M. Poésie


Tenter la présentation du profil d’un écrivain en plein mouvement ne pourrait être qu’une aventure à grand risque : celui essentiellement de le figer dans une posture qui ne peut qu’être destinée à trahir la marque fondamentale d’une carrière et d’un itinéraire appelés dès le début à évoluer sous la pression des situations inédites, celles  d’une Syrie prisonnière durant plus de quarante ans et aujourd’hui déchirée, dont la révolution  lancée il y a quatre ans, est aujourd’hui  reléguée à son destin tragique. Si, pourtant, je prends ce risque, c’est justement et sans aucune prétention de ma part pour essayer de le voir avec vous dans ce mouvement, dans cette évolution qui est à la fois la sienne et celle de la Syrie depuis sa prise de décision : être écrivain, c’est-à-dire, et c’est ma propre interprétation, renoncer à être le médecin des personnes qui fut sa première intention pour tenter de devenir celui de la société de la Syrie alors qu’elle se prêtait à affronter son destin.
Car, devenir écrivain à l’âge de presque quarante ans, en étant issu d’une famille dont la fratrie est marquée par le militantisme et l’intérêt pour la chose publique, et suite à seize ans de prison justement en raison de son engagement politique, ne pouvait être tout naturellement sans conséquences sur la nature des options qui vont s’imposer à lui et, par la force des choses, à ses écrits. Et pour cause. Car suite à son incarcération, et dans l’obscurité et l’anonymat des prisons syriennes, il essayait de tirer la meilleure partie en lecture, écriture et épreuves visuelles et sensuelles diverses. Ce qui lui a permis non seulement de se forger, mais aussi de définir ses choix essentiels, et d’arrêter ce qu’il allait faire et à quoi se vouer dès sa sortie : se consacrer à la Syrie via la culture qui ne peut être bien évidemment sans dimension politique dans le sens originel et grec du terme.
 Le hasard de l’histoire avait voulu que son démarrage dans cette nouvelle voie soit parallèle à celui de la prolongation de la main mise de la famille Assad, confirmée suite au baptême et à l’officialisation sans vergogne de la république dynastique. C’était donc, pour Yassine, le baptême du feu en plein essor du printemps de Damas et la mise en branle de son engagement immédiat comme écrivain militant. Ce fut dès la fin de l’année 2000.
Ses articles vont se succéder au rythme à la fois des événements et de l’urgence d’une reprise de tout ce qui était interdit à la société syrienne de vivre, de penser ou de traiter : sa liberté et son propre destin. Les thèmes traités, abordés ou examinés en profondeur seront d’autant plus multiples qu’ils répondent à l’exigence de la société syrienne dans son ensemble. Cette dernière, longtemps privée et vidée de la chose politique, elle s’est brusquement trouvée assoiffée, désireuse de s’exprimer haut et fort en discutant de tout pour tenter de récupérer ce droit essentiel à la parole libre dans un climat de liberté civile et démocratique.
Yassine Al Haj Saleh, à ce moment, était au cœur de ce mouvement de prise de parole et de liberté. Il suffit de reprendre une partie de ses articles publiés entre 2000 et 2011 pour constater l’ampleur de ses interventions dont les thèmes touchent presqu’exclusivement la société syrienne. Il était en effet conscient de l’absolue nécessité de traiter « l’affaire de la Syrie spécifiquement- comme le dit lui-même -  sans la faire fondre dans une approche générale traitant les pays arabes ou le tiers-monde »[1]. Cela sera la marque de tous ses articles, entretiens ou études réalisés et publiés depuis son entrée dans l’arène de l’écriture militante et encore davantage et plus spécifiquement depuis le début de la révolution syrienne en mars 2011.
Les quatre livres publiés à ce jour, qui réunissent les principaux thèmes étudiés ou les problèmes posés et traités par une partie importante de ces articles en sont le grand témoin. Le premier livre, La Syrie vue de l’ombre, Regards à l’intérieur de la caisse noire, publié en 2010, réunie un choix d’articles publié entre 2000 et 2005. Il y est question de la situation syrienne intérieure : le régime politique, ses pratiques, ses structures et son idéologie.
Le second, Les Mythes des plus récents, Critique de l’Islam contemporain et critique de sa critique[2], paru en 2011, réunie un ensemble d’articles et d’études dont la moitié était inédite. C’est un livre à la fois courageux et posé qui traite le thème  le plus urgent à l’ordre du jour de la révolution: la question islamique, c’est-à-dire l’ensemble des problèmes intellectuels, politiques et morals posés par la situation de « l’Islam » dans le monde contemporain.
Le troisième, La marche sur un seul pied, La Syrie limogée[3],  élaboré à la fin de 2011 et paru en 2012, réunie cinquante deux articles bien référencés historiquement pour en saisir la réalité à laquelle chacun d’eux s’y réfère. Les articles se partagent cinq thèmes de la question politique syrienne: L’Etat et le Pouvoir : régime politique  et mode de l’exercice du pouvoir dans le pays ; les évolutions économiques des dernières années de la première décade de ce siècle ; le problème du Golan occupé et les négociations israélo-syriennes; le positionnement de la Syrie dans son environnement régional et les évolutions de son rôle et, enfin, la question de l’identité nationale syrienne.
Quant au quatrième livre, A la délivrance, les jeunes, paru en 2012 et récemment traduit en français sous le titre  Récit d’une Syrie oubliée, il réunie lui aussi, un certain nombre d’articles et d’entretiens dont le thème est son incarcération et ses réflexions sur les seize ans passés dans les prisons syriennes d’Alep, de Damas et surtout l’horrible prison de Palmyre.  
Dès le début de la révolution, Yassine Al Haj Saleh est au premier rang  avec un ensemble d’intellectuels et d’écrivains à qui la lutte durant des décennies contre le régime en place aurait donné une légitimité naturelle. Il fonda le groupe al Joumhouriyya, La République, autour d’un journal électronique qui allait publier régulièrement des articles et des études relativement à la Syrie et à sa révolution. Mais sa préoccupation première serait d’approfondir ses réflexions sur plusieurs thèmes imposés ou réimposés par la révolution : la question concernant la présence de la pensée au niveau de la révolution et l’interaction entre révolution et pensée d’une part et le problème de l’Islam politique, d’autre part. Cela sera toujours examiné, traité, ou critiqué sous l’angle de la liberté : liberté politique, liberté de la pensée, liberté religieuse et liberté sociale.
C’est cette vision de la liberté  et de la reprise par la main de ce qui été extorqués durant cinquante ans aux syriens qui font qu’un intellectuel comme Yassin Al Haj Salh ne pouvait pas vivre dans son pays, la Syrie,  en toute liberté sous le joug de la famille Assad. Après ses seize ans de prison, il sera forcé à la clandestinité puis, ensuite, à vivre le tragique familiale en ayant sa femme et son frère capturés, emprisonnés et sans aucune information les concernant, et, enfin, il sera contraint à l’exil dont il n’a jamais envisagé la moindre possibilité auparavant.
Ce destin est celui de tous les syriens d’aujourd’hui. Yassine Al HAj Saleh, comme l’intellectuel syrien par excellence, est, évidemment, l’un des grands représentants.




[1][1] Yassine Al Haj Saleh,  La Syrie vue de l’ombre, Préface, Editions Jidar, 2010, p. 8.
 (سورية من الظل، نظرات في الصندوق الأسود، منشورات جدار، 2010)
[2] Yassine Al Haj Saleh, Les Mythes des plus récents, critique de l’Islam contemporain et critique de sa critique, Editions Al Saqi, Beyrouthe, 2011. (أساطير الآخرين، نقد الإسلام المعاصر ونقد نقده، دار الساقي، بيروت 2011)
[3] Yassine Al Haj Saleh, La marche sur un seul pied, la Syrie limogée, Editions Al Adab, Beyrouth,2012.
(السير على قدم واحدة، سورية المُقالة، دار الآداب، بيروت 2012)




* Contribution présentée lors de la table ronde organisée par le Collectif Toulouse Syrie Solidarité à l’occasion de la sortie du livre de Yassine Al Haj Saleh Récit d’une Syrie oubliée en présence de l’auteur et avec la participation de Farouk Mardam Bey, le 9 avril 2015. 


 
 

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