Yassine Al Haj Saleh
Profil d’un écrivain militant
Badr-Eddine
Arodaky
Photo: Caroline M. Poésie
Tenter la
présentation du profil d’un écrivain en plein mouvement ne pourrait être qu’une
aventure à grand risque : celui essentiellement de le figer dans une
posture qui ne peut qu’être destinée à trahir la marque fondamentale d’une
carrière et d’un itinéraire appelés dès le début à évoluer sous la pression des
situations inédites, celles d’une Syrie prisonnière
durant plus de quarante ans et aujourd’hui déchirée, dont la révolution lancée il y a quatre ans, est aujourd’hui reléguée à son destin tragique. Si, pourtant,
je prends ce risque, c’est justement et sans aucune prétention de ma part pour
essayer de le voir avec vous dans ce mouvement, dans cette évolution qui est à
la fois la sienne et celle de la Syrie depuis sa prise de décision : être
écrivain, c’est-à-dire, et c’est ma propre interprétation, renoncer à être le
médecin des personnes qui fut sa première intention pour tenter de devenir
celui de la société de la Syrie alors qu’elle se prêtait à affronter son
destin.
Car, devenir
écrivain à l’âge de presque
quarante ans, en étant issu d’une famille dont la fratrie est marquée par le
militantisme et l’intérêt pour la chose publique, et suite à seize ans de
prison justement en raison de son engagement politique, ne pouvait être tout
naturellement sans conséquences sur la nature des options qui vont s’imposer à
lui et, par la force des choses, à ses écrits. Et pour cause. Car suite à son
incarcération, et dans l’obscurité et l’anonymat des prisons syriennes, il
essayait de tirer la meilleure partie en lecture, écriture et épreuves
visuelles et sensuelles diverses. Ce qui lui a permis non seulement de se
forger, mais aussi de définir ses choix essentiels, et d’arrêter ce qu’il
allait faire et à quoi se vouer dès sa sortie : se consacrer à la Syrie
via la culture qui ne peut être bien évidemment sans dimension politique dans
le sens originel et grec du terme.
Le hasard de l’histoire avait voulu que son
démarrage dans cette nouvelle voie soit parallèle à celui de la prolongation de
la main mise de la famille Assad, confirmée suite au baptême et à l’officialisation
sans vergogne de la république dynastique. C’était donc, pour Yassine, le
baptême du feu en plein essor du printemps de Damas et la mise en branle de son
engagement immédiat comme écrivain militant. Ce fut dès la fin de l’année 2000.
Ses articles
vont se succéder au rythme à la fois des événements et de l’urgence d’une
reprise de tout ce qui était interdit à la société syrienne de vivre, de penser
ou de traiter : sa liberté et son propre destin. Les thèmes traités,
abordés ou examinés en profondeur seront d’autant plus multiples qu’ils
répondent à l’exigence de la société syrienne dans son ensemble. Cette dernière,
longtemps privée et vidée de la chose politique, elle s’est brusquement trouvée
assoiffée, désireuse de s’exprimer haut et fort en discutant de tout pour
tenter de récupérer ce droit essentiel à la parole libre dans un climat de
liberté civile et démocratique.
Yassine Al Haj
Saleh, à ce moment, était au cœur de ce mouvement de prise de parole et de
liberté. Il suffit de reprendre une partie de ses articles publiés entre 2000
et 2011 pour constater l’ampleur de ses interventions dont les thèmes touchent
presqu’exclusivement la société syrienne. Il était en effet conscient de
l’absolue nécessité de traiter « l’affaire de la Syrie spécifiquement-
comme le dit lui-même - sans la faire
fondre dans une approche générale traitant les pays arabes ou le
tiers-monde »[1].
Cela sera la marque de tous ses articles, entretiens ou études réalisés et
publiés depuis son entrée dans l’arène de l’écriture militante et encore davantage
et plus spécifiquement depuis le début de la révolution syrienne en mars 2011.
Les quatre
livres publiés à ce jour, qui réunissent les principaux thèmes étudiés ou les
problèmes posés et traités par une partie importante de ces articles en sont le
grand témoin. Le premier livre, La Syrie vue de l’ombre, Regards à
l’intérieur de la caisse noire, publié en 2010, réunie un choix d’articles
publié entre 2000 et 2005. Il y est question de la situation syrienne
intérieure : le régime politique, ses pratiques, ses structures et son
idéologie.
Le second, Les
Mythes des plus récents, Critique de l’Islam contemporain et critique de sa
critique[2],
paru en 2011, réunie un ensemble d’articles et d’études dont la moitié était
inédite. C’est un livre à la fois courageux et posé qui traite le thème
le plus urgent à l’ordre du jour de la révolution: la question islamique,
c’est-à-dire l’ensemble des problèmes intellectuels, politiques et morals posés
par la situation de « l’Islam » dans le monde contemporain.
Le troisième, La
marche sur un seul pied, La Syrie limogée[3],
élaboré à la fin de 2011 et paru en
2012, réunie cinquante deux articles bien référencés historiquement pour en
saisir la réalité à laquelle chacun d’eux s’y réfère. Les articles se partagent
cinq thèmes de la question politique syrienne: L’Etat et le Pouvoir :
régime politique et mode de l’exercice
du pouvoir dans le pays ; les évolutions économiques des dernières années
de la première décade de ce siècle ; le problème du Golan occupé et les
négociations israélo-syriennes; le positionnement de la Syrie dans son
environnement régional et les évolutions de son rôle et, enfin, la question de
l’identité nationale syrienne.
Quant au
quatrième livre, A la délivrance, les jeunes, paru en 2012 et récemment
traduit en français sous le titre Récit
d’une Syrie oubliée, il réunie lui aussi, un certain nombre d’articles et
d’entretiens dont le thème est son incarcération et ses réflexions sur les
seize ans passés dans les prisons syriennes d’Alep, de Damas et surtout
l’horrible prison de Palmyre.
Dès le début de
la révolution, Yassine Al Haj Saleh est au premier rang avec un ensemble d’intellectuels et
d’écrivains à qui la lutte durant des décennies contre le régime en place aurait
donné une légitimité naturelle. Il fonda le groupe al Joumhouriyya, La
République, autour d’un journal électronique qui allait publier
régulièrement des articles et des études relativement à la Syrie et à sa
révolution. Mais sa préoccupation première serait d’approfondir ses réflexions
sur plusieurs thèmes imposés ou réimposés par la révolution : la question
concernant la présence de la pensée au niveau de la révolution et l’interaction
entre révolution et pensée d’une part et le problème de l’Islam politique,
d’autre part. Cela sera toujours examiné, traité, ou critiqué sous l’angle de
la liberté : liberté politique, liberté de la pensée, liberté religieuse
et liberté sociale.
C’est cette
vision de la liberté et
de la reprise par la main de ce qui été extorqués durant cinquante ans aux
syriens qui font qu’un intellectuel comme Yassin Al Haj Salh ne pouvait pas
vivre dans son pays, la Syrie, en toute
liberté sous le joug de la famille Assad. Après ses seize ans de prison, il
sera forcé à la clandestinité puis, ensuite, à vivre le tragique familiale en
ayant sa femme et son frère capturés, emprisonnés et sans aucune information
les concernant, et, enfin, il sera contraint à l’exil dont il n’a jamais
envisagé la moindre possibilité auparavant.
Ce destin est
celui de tous les syriens d’aujourd’hui. Yassine Al HAj Saleh, comme
l’intellectuel syrien par excellence, est, évidemment, l’un des grands
représentants.
(سورية من الظل،
نظرات في الصندوق الأسود، منشورات جدار، 2010)
[2] Yassine Al Haj Saleh, Les Mythes des plus
récents, critique de l’Islam contemporain et critique de sa critique,
Editions Al Saqi, Beyrouthe, 2011. (أساطير الآخرين، نقد الإسلام المعاصر ونقد نقده، دار
الساقي، بيروت 2011)
[3] Yassine Al Haj Saleh, La marche sur un seul
pied, la Syrie limogée, Editions Al Adab, Beyrouth,2012.
(السير على قدم
واحدة، سورية المُقالة، دار الآداب، بيروت 2012)
* Contribution présentée lors de la table ronde organisée par le Collectif Toulouse Syrie Solidarité à l’occasion de la sortie du livre de Yassine Al Haj Saleh Récit d’une Syrie oubliée en présence de l’auteur et avec la participation de Farouk Mardam Bey, le 9 avril 2015.
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