Intellectuel et pouvoir
Avant les mouvements de révolte
dans le monde arabe*
Badr Eddine Arodaky
Disons
d’emblé que, durant ces derniers quarante ans, la relation intellectuel/pouvoir
dans le monde arabe pourrait être formulée par l’interrogation suivante :
La présence de l’intellectuel est-il possible dans des régimes à caractère totalitaire ou
despotique ?
En
effet, toute comparaison rapide entre cette période considérée et celle qui l’a
précédée, montre à l’évidence à quel degré le rôle critique de l’intellectuel s’est, dès les années soixante-dix, bien reculé. Dans
l’ensemble des pays arabes, cette situation constitue un phénomène général dont
les éléments se différencient en
fonction des conditions sociales et de l’évolution historique spécifique dans chaque
pays. Le résultat auquel cette comparaison aboutit est une évidence : L’antinomie
entre le despotisme et l’intellectuel.
Au
moins, à partir des années vingt du siècle dernier et jusqu’aux années
cinquante, soit durant la période des mandats occidentaux et les débuts les nouveaux Etats arabes
naissants, la présence des intellectuels était bien sensible dans tous les
domaines de la vie sociale et culturelle. Curieusement, à l’inverse de la
période actuelle, celle qui précède n’a pas été témoin de débats publics sur le
rôle de l’intellectuel ou sur sa fonction ! Si l’époque nassérienne en
Egypte et bourguibienne en Tunisie fut témoin de l’éloignement de cette
tradition pourtant bien enracinée dans les deux pays, elle n’a pas pour autant réalisée la rupture
opérée dès le début des années soixante-dix du siècle dernier et dont les
effets vont persister jusqu’à la veille des révoltes arabes, et ce de la
Tunisie jusqu’à la Syrie.
C’est
à ce moment, et durant les dix années suivantes, le pouvoir se transforme progressivement en régime absolu ou
semi-absolu. Ce dernier ne s’appuyait pas sur une légitimité donnée par les
masses populaires comme celle qui fut offerte à Nasser. C’était bel et bien un
fait accompli. La réorganisation et la restructuration des appareils de l’Etat
se sont faits sur une base verticale, s’appuyant en cela sur un seul parti
dominant et hégémonique, lié étroitement aux services de sécurité. Nous
constatons que les méthodes suivies par Ben Ali en Tunisie avec le parti du
Dustour, Moubarak en Egypte avec le parti national, Kadhafi en Libye avec les comités
populaires et Hafez Al Assad avec le parti Baas ne sont pas seulement
similaires mais presque identiques. Elles consistent en opération de séduction
et d’ouverture formelle visant les représentants de la société civile, partis
politiques, personnalités publiques, intellectuels et artistes, puis en
opération d’accommodation qui finissent par une domination totale sur l’ensemble des structures sociales
significatives. Si différences il y a entre les Etats soulignés, c’est en
raison de l’évolution historique de
chacun d’eux ; car, entre celui dont les traditions étatiques et
politiques sont enracinées dans l’Histoire d’une part, et ceux dont la
naissance est déjà récentes, la différence est majeure. Afin de saisir le sens
de cette domination récente, il faudrait prendre la situation syrienne comme
exemple. Celui-ci, extrême, constituera une référence afin de relever les
points de similitude ou de dissemblance avec les autres régimes arabes sus
mentionnés
Au
début de des années soixante-dix, suite à l’installation de Hafez Al Assad
comme président de la Syrie, nombreux banderoles
ont été dressés dans les places publiques et les grands boulevards, où il était écrit certaines
des « paroles de Monsieur le
Président ». L’une d’elles est
particulièrement significative. Il y était écrit : « Il n’y aura pas
de censure sur la liberté de la pensée que celle de la conscience » « لا رقابة على حرية
الفكر إلا رقابة الضمير ».
Cette
dernière, « La conscience », s’est incarnée dans les seize services
de sécurité qui couvraient, qui couvre encore, l’ensemble des secteurs de la vie des syriens. Sans attendre, les plus importants secteurs, les
mosquées et les associations religieuses d’une part, les intellectuels « laïcs » via la
presse, les maisons d’éditions, les unions des écrivains, des journalistes et
le syndicat des artistes syriens d’autre part, ont été considérés comme urgents
à traiter!
Il
s’ensuit que le Régime ait pu, avec astuces et adresse, museler pour ne pas
dire gagner à ses côtés, progressivement,
les deux secteurs. Du côté de la
religion, il s’est fait aidé par quelques uns des plus populaires des penseurs
musulmans syriens pour en faire le porte parole du Régime qu’incarne le
président, en faisant son apologie sans modération. Ce secteur a été neutralisé
de telle manière qu’aucun de ses représentants n’ait pu s’y opposer. La plus
grande démonstration en était les événements de Hama en 1982 : personne
n’a osé s’interroger, protester ou même s’informer ! Du côté du secteur
intellectuel et journalistique laïcs, le Régime a revu la méthode de gestion
des deux grandes institutions « démocratiques », créées d’ailleurs
par le système du Baas, en nommant à la tête de chacune d’elles un président dont
l’élection, à l’instar de celle du Président du pays, se renouvelle systématiquement
et dont la fonction principale est de bien veiller sur la « liberté de la
pensée dans le cadre de la liberté de la conscience »! Seules les chaînes
de la télévision et de la radio, compte tenu de leur forte sensibilité, ont été
mises sous contrôle direct; leurs présidents pouvaient être remerciés
brutalement suite à un ordre du Palais! Quant aux artistes, le musèlement s’est
effectué par la voie économique ; l’exercice du métier dépend presque
exclusivement du secteur public ou, par la suite, par des sociétés dont les
propriétaires sont les Hommes du Régime !
Ce
musèlement a rendu la vie intellectuelle et culturelle similaire aux structures
du régime lui-même: De l’extérieur, tout porte à faire croire qu’il s’agit d’un
Etat parfaitement démocratiques, se dotant d’institutions politiques, de
pouvoirs séparés, des structures de représentations des forces sociales :
partis politique, syndicats, multiplicité des organes de presse, etc. Tout, en
principe, est permis tant que la « Conscience » opère son contrôle. Des lignes rouges non déclarées sont de mise. En
effet, il n’est pas admis la critique du chef de l’Etat, du parti Baas, du
Régime lui-même comme structures, méthode et pratiques, ainsi que de la
politique extérieure du Régime. Au-delà, tout est possible, admissible et
légitime.
Cette
situation ne diffère de celle de la Tunisie ou de la Libye que par certains
détails. En Egypte, elle est de toute autre nature.
En effet, Al Azhar, première référence religieuse, est, déjà, soumis au pouvoir de
l’Etat. Quant à la vie culturelle et intellectuelle, les traditions enracinées
ne permettaient pas une domination totalitaire. Ainsi, les méthodes adoptées
dans la gestion de ce secteur étaient plus souple et plus proche de la carotte
que du bâton.
Cela
n’empêchera pas d’autres pouvoirs, idéologiques cette fois, de commettre ce que
le Régime n’aurait jamais osé faire. Ainsi, ils ont assassiné Farag Foudah en Egypte; Hussein Mroueh, Mahdi
Amel et Samir Kassir au Liban ;
Naji Al Ali, le palestinien, à Londres ; et tenté d’assassiner Naguib
Mahfouz.
A
partir de cette période, cette situation va, en tout cas, aboutir à
l’apparition des trois principales catégories d’intellectuels: Les domestiqués,
les migrants et les partisans. Nous allons les
retrouver dans la plupart des pays révoltés, avec des nuances plus ou moins
importantes en fonction de la nature du pouvoir et de ses pratiques dans tel ou
tel pays. La vie intellectuelle et culturelle est donc marquée par le Régime en
place. Certes, la marge, quoique étroite, en Egypte, a permis l’apparition des
voix authentiques et des écrits dont l’édition n’est absolument concevable dans
la Tunisie de Ben Ali, la Libye de Kadhafi sans parler de la Syrie d’Assad! L’écrivain égyptien (mis à part la courte
durée au débute des années soixante-dix, sous Sadat) n’a pas émigré pour s’exprimer
librement comme l’a fait l’écrivain ou l’intellectuel opposant Tunisien, Libyen
ou Syrien ; Il pouvait s’offrir le luxe de refuser un prix offert par
l’Etat, ou d’écrire un roman qui met à nu le régime sécuritaire et mafieux en
Egypte sans que celui-ci ou celui-là soit le lendemain emprisonner, Mais
l’écrivain domestiqué est là, occupant l’avant scène de la culture.
A
titre d’exemples, en Syrie, Nizar Kabbani n’écrivait pas ses poèmes à Damas, et
Zakariya Tamer a été obligé de partir à Londres. En Libye, Ibrahim al Kawni ou
Ahmad Ibrahim al Faquih, n’écrivaient pas leurs romans dans leur pays. En
Tunisie, entre autres, Al Mouncef al Marzouki l’opposant ou Tahar Bakri le
poète se sont refugié à Paris.. Ceux qui
sont restés, géraient leurs situations au quotidien pour tenter d’exercer leur
métier. Lorsque certains tentaient de profiter de la marge découverte dans les
plies du régime, et réussissent, ils sont rapidement muselés en les privant du
public qu’ils voulaient atteindre. Les films documentaires d’Omar Amiralay n’ont pas été vus par le public syrien! Alors
que son célèbre film, La vie quotidienne dans un village syrien, écrit
en collaboration avec le dramaturge syrien Saad Allah Wannous, n’a pas pu être
projeté en Syrie et ce malgré sa production par l’Organisme National du Cinéma
de Syrie!
Si
le musèlement est le système dominant en Syrie comme c’est le cas en Tunisie ou
en Libye, les intellectuels syriens ont pu avec un courage remarquable exprimer
leur désaccord et leur opposition avec une clarté impressionnante : En
2000, 99 intellectuels ont signé un appel pour la réforme, la liberté et la
démocratie. En 2005, un autre acte a été signé par les partis politique
clandestins et quelques personnalités publiques intitulé : «Déclaration de
Damas pour le changement démocratique». Les conséquences ont été bien connues
pour ceux qui ont signé ces deux déclarations.
Durant
ces quarante dernières années, la situation, on le voit, est extrême. La vie
intellectuelle n’a été que superficielle et l’intellectuel y est réduit à
s’occuper plutôt de son quotidien !
* Lors de la journée
d’études du 30 avril 2013 sur « Les mouvements arabes de révoltes, deux
ans après », organisée par l’Université Lille 1 et l’Institut du monde
arabe (N.P.D.C.), ce texte a été présenté à la seconde table ronde à laquelle
ont participé : Ziad Majed, Ossama Mohammed, Salam Kawakibi et moi-même,
et qui a traitée le thème : « Le rôle des intellectuels et des
artistes ».